26 mai 1990. Une marée humaine envahit les rues de Bamenda
et finit par se masser sur Commercial avenue. Ces dizaines de milliers de
personnes répondent à un appel à manifestation
qui a été lancé quelques jours plus tôt par un groupe d’activistes mené par un
libraire très célèbre dans
la ville pour ses actions caritatives et ses engagements dans les milieux
sportifs et religieux, Ni John Fru Ndi.
Scandant à tue-tête des
slogans antigouvernementaux, cette horde massive prend la route de
‘’Up-station’’, le quartier administratif. Il est question d’y aller déposer
les statuts du Social Democratic Front (Sdf), un nouveau parti politique. Très
vite les manifestants sont encerclés par les forces de défense et de sécurité,
notamment les patrouilles mixtes formées des éléments de la compagnie de
gendarmerie de la ville et de la 223ème compagnie de combat des forces armées.
Il faut dire que depuis quelques jours, la ville était devenue une véritable
garnison.
Le ton monte très rapidement, et comme il fallait s’y attendre,
cette marche est durement réprimée dans le sang avec 6 morts « piétinés » par
balles selon le bilan officiel présenté par le ministre de la communication
d’alors, Henri Bandolo dans la même soirée. Inaugurant l’ère des « arrangements
gouvernementaux avec la vérité ».
Mais cela n’empêchera pas
les leaders déterminés de déposer finalement le dossier du Sdf à la préfecture
de la Mezam. Signant ainsi le retour du Cameroun au multipartisme, après une
première tentative engagée en mars de la même année par Yondo Black, Ekane
Anicet, Henriette Ekwe, Albert Mukong, et Cie, et qui leur avait valu un procès
au tribunal militaire de Yaoundé avec à la clé des condamnations à des peines
allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ferme. C’est alors tout naturellement
que le Sdf prendra le leadership de l’opposition, représentant aux yeux de
l’opinion publique une véritable alternative crédible et solide au pouvoir Rdpc
en place. Malheureusement au fil des années, le parti de Ni John Fru Ndi a plus
que perdu de sa superbe. Caracolant aujourd’hui dans les tréfonds des classements
électoraux, et voyant son influence dans le landerneau politique camerounais
être réduit en peau de chagrin. Avec des lendemains qui risquent beaucoup plus
déchantant.
UNE VERITABLE ALTERNATIVE
POUR LE CHANGEMENT DANS LES ANNEES 1990
Quand le Sdf est lancé ce
26 mai 1990, le pays tout entier rentre dans une véritable transe d’exultation.
De nombreux Camerounais partiront des régions du Cameroun pour prendre part à
cet évènement. La clameur monte dans les ménages. Et pour accompagner cet
instant historique qui se joue à des centaines de kilomètres de la capitale,
les étudiants de l’université de Yaoundé, engagent une marche qui les mènera
devant l’assemblée nationale où ils chanteront l’hymne nationale en anglais. Un
symbole très fort, car on a la future élite intellectuelle et administrative du
pays qui décide d’investir le plus haut lieu de la représentation nationale,
afin d’adouber une dynamique de contestation de l’ordre régnant. Le Sdf
cristallise alors toutes les attentes et représente la principale alternative
au Rdpc. Tout d’abord sur le plan idéologique, car il se définit comme un parti
de gauche en opposition au parti au pouvoir qui est une forme bricolage idéologique
dont les pratiques des responsables pourraient conduire généralement à son
classement à droite, et à certains moments à l’extrême droite. Le haut
personnel du Sdf est tout aussi rassurant car derrière la figure, encore peu
évocatrice de Ni John Fru Ndi, se cachent des forts en thèmes et véritables
foudres de guerre comme le bâtonnier Bernard Muna, le professeur Assonganyi, enseignant
à la faculté de médecine, Siga Asanga, enseignant de littérature à l’Université
de Yaoundé, Nyo’ Wakaï, magistrat
hors hiérarchie,
conseiller à la
cour suprême, Vincent Feko,
inspecteur des Impôts à
Douala,
Clément
Ngwasiri, enseignant de
droit à
l’Université de Yaoundé,
Albert
Mukong, habitué de la
contestation
et des prisons politiques, Carlson Anyangwe, en-
seignant de droit à
l’Université de
Yaoundé,
James Mba-Akhu
Banga, homme d’affaires à
Yaoundé, Aloysius Tebo,
homme
d’affaires
à Yaoundé, Alfred Aze-
for,
enseignant à l’Ecole normale, annexe de Bambili, Gemuh Akuchu et Tah Zacharias.
Auxquels s’ajouteront dans le cadre de l’Union pour le changement d’autres
figures marquantes comme le Dr Hameni Bieuleu, spécialiste des questions de
défense, Me Charles Tchoungang, célèbre avocat et activiste des droits de
l’Homme, Charly Gabriel Mbock, Anthropologue de renom, Jean Michel Nintcheu,
activiste des droits de l’Homme, Mbouamassok, le créateur des « villes morts »,
Maurice Kamto, enseignant de droit à l’université de Yaoundé ou encore Djeukam
Tchameni, homme d’affaires et activiste politique condamné par le tribunal
militaire de Yaoundé à trois ans d’emprisonnement ferme pour subversion. Ceci
participe à le crédibiliser aux yeux des populations. Toute chose qui ne
tardera pas à se manifester dans les urnes. C’est ainsi qu’au sortir de la
présidentielle 11 octobre 1992, le candidat du Sdf, Ni John Fru Ndi, remporte
officiellement environ 36%. Plusieurs sources crédibles le donnant même
largement vainqueur.
Lors des élections
municipales du 21 janvier 1996 et législatives du 17 mai 1997, le Sdf s’en sort
respectivement avec 62 municipalités et 48 députés. Encore que pour amenuiser
ses résultats, le pouvoir en place aura dû faire appel aux techniques de fraude
aussi brutales que scandaleuses, et qui aura conduit à l’élimination des listes
du Sdf dans environ 150 circonscriptions électorales ! Allant même jusqu’à la «
confiscation » pure et simple de certaines mairies remportées par le parti de
la balance à l’instar de celles de Yaoundé 2 et 6. Inaugurant la pratique du «
hold-up électoral » qui refera surface lors de la présidentielle de 2018.
Le Sdf est alors
incontestablement le leader de l’opposition camerounaise. Cependant, cette
reconnaissance institutionnelle sonnera aussi sa longue et continue descente
aux enfers.
EMBOURGEOISEMENT ET
DERIVES AUTOCRATIQUES
En effet,
l’institutionnalisation du Sdf par la conquête des postes électifs locaux va se
traduire par l’accession de ses responsables à des avantages assez importants,
tant sur le plan protocolaire que matériel.
C’est ainsi que Ni John
Fru Ndi, saisit par le syndrome du « président élu », va exiger d’être désormais
appelé « Son excellence ». Et au fil des années, le personnage va s’enfermer
dans une logique mégalomaniaque accompagnée, comme cela est souvent le cas, par
une dérive autocratique.
A cette
appétence démesurée pour les honneurs, il va également se découvrir un gout
immodéré pour le lucre et le luxe. Désormais, c’est en cortèges « présidentiels
» qu’il se déplace. Et fait les tournées internationales en classe affaire. Et
se construit des résidences présidentielles dans le pays.
Il faut
dire qu’avec le financement public des partis politiques, les contributions des
membres et surtout les appuis de la diaspora et des partenaires internationaux
tels que le réseau de l’international socialiste, l’argent coule à flot dans
les caisses du Sdf. Et le moins que l’on puisse dire est que le Chairman en use
et en abuse.
Et le moins que l’on puisse dire est que ses collaborateurs
suivent ses pas. C’est ainsi que les nouveaux maires et députés deviennent des
pachas qui puisent à fond dans les caisses des mairies et utilisent à des fins
privées les fonds des micro-projets. Mieux encore, ces « nouveaux riches » vont
désormais afficher un mépris permanent envers les populations qui les ont
pourtant supportés, défendus et élus.
Cet affichage d’arrivisme
engendre une course effrénée aux postes au sein du parti. L’élection devenant
une fin plus qu’un moyen d’amélioration de la condition des populations. Les
factions font florès. Et désormais, c’est la foire d’empoigne et la
commercialisation des investitures. Toutes choses qui engendrent des critiques
acerbes, notamment de la part des pères fondateurs qui voient à leur grand
dépit, le parti totalement se dévoyer. En guise de réponse, Fru Ndi sort de son
fourreau l’article 8 alinéa 2 des statuts du parti qui avait initialement été
conçu pour neutraliser les traitres et les infiltrés. Et de nombreuses têtes
vont rouler sur le billard. Une pratique autocratique qui va plutôt renforcer
la défiance à l’intérieur du parti.
C’est ainsi qu’en 2006,
le Sdf a tenu deux congrès simultanément à la suite de querelles internes :
celui des « légitimistes » et celui des « dissidents ». L’aile « légitimiste »
a reconduit sans surprise à la présidence Ni John Fru Ndi, à l’issue d’un
congrès de trois jours qui s’est tenu à Bamenda. L’aile « dissidente » a tenu
des assises concurrentes à Yaoundé et a élu à la présidence du Sdf Bernard
Muna. Des affrontements entre militants des deux camps ont fait un mort, Grégoire
Diboulé, dans les rangs des « dissidents » lors de ce congrès. Ni John Fru Ndi
a été mis en examen « complicité d’assassinat, blessures simples et blessures
légères » avec une vingtaine d’autres dirigeants du parti en août 2006 à la
suite de ce décès. Il sera plus tard blanchi par la justice.
Mais, le mal sera déjà
viscéralement installé dans cette formation politique, le Chairman devant de
plus en plus usé des méthodes autocratiques pour se maintenir à la tête du
parti. Ce qui engendrera une saignée en termes de militants de premier plan
tels que Pierre Kwemo, Bernard Muna, PrAssonganyi, Dr Elisabeth Tamadjong, Dr
Kamdoum, Kah Walla, et bien d’autres.
LA QUESTION ANGLOPHONE ET
LE DILEMME REPUBLICAIN
L’autre élément qui va
davantage creuser la tombe du Sdf est la question anglophone. En effet, à son
lancement, le Sdf est perçu par la très grande majorité des anglophones comme
la plateforme d’expressions de leurs revendications. Ce d’autant plus que par
leurs démissions du Rdpc, Solomon Tandeng Muna et John Ngu Foncha sont en
rupture de ban avec le pouvoir de Yaoundé, et ont désormais rejoint les rangs
des activistes anglophones.
Mais quand se tiennent les ‘’All Anglophones
Conference’’ de 1993 et 1994, le Sdf fait face à un dilemme : soit conserver la
figure républicaine de Fru Ndi issue de l’élection présidentielle de 1992, soit
faire replier le Sdf dans son bastion anglophone afin qu’il endosse les
revendications des fédéralistes voire des sécessionnistes.
Le
leader du Sdf, espérant diriger le Cameroun dans les prochaines années, et
surtout considérant ses importants soutiens dans la partie anglophone, va opter
pour le républicanisme. Rompant ainsi avec une bonne partie de la base anglophone.
Cette
rupture va s’aggraver au fil du temps pour finalement exploser lors de la crise
anglophone en cours depuis 2016, faisant perdre à ce part près de 70% de son
électorat de base. L’on se rappelle alors de l’image d’un Fru Ndi conspué et
quasiment molesté par des jeunes en furie le 21 novembre 2016 au début des
revendications des avocats et des enseignants anglophones. Ils l’accusaient de
connivence avec son « ami » Paul Biya.
SOUPÇONS DE CONNIVENCE ET
DE CORRUPTION
.
Ces soupçons de
connivence entre le leadership du Sdf et le régime de Yaoundé est en grande
partie responsable de la chute abyssale du Sdf. Il faut dire que les
responsables du parti de la balance ne font pas grand effort pour qu’il en soit
autrement.
Entre
invitation des responsables du Rdpc lors des congrès du Sdf, négociations
nocturnes avec le gouvernement, revirements des positions sur la participation
aux élections, sabordage de la coalition de l’opposition en 2004, discours
lénifiant ou silence complice sur certaines actions, le Sdf manque rarement ces
dernières années une occasion de renforcer ce ressentiment. Et ce ne sont pas
les élections sénatoriales de 2013 où le Rdpc a appelé à voter pour ses
candidats à l’Ouest et dans l’Adamaoua qui ont arrangé les choses.
LA MUTATION DE
L’ELECTORAT ET L’EMERGENCE DES NOUVEAUX ACTEURS
Pendant que le Sdf
s’enferme dans ses contradictions internes et externes, il n’a pas suffisamment
tenu compte de la mutation de l’électorat camerounais. Il n’a pas ainsi su
adapter ses orientations, ses actions et surtout ses propositions à une
population dont 75 ̈% avait
moins de 5 ans en 1992. Sa communication étant restée largement acariâtre et
archaïque dans un contexte de triomphe tous azimuts des technologies de l’information
et de la communication, avec en prime le règne des fameux réseaux sociaux.
Pire encore, le Sdf
n’aura pas su anticiper et s’adapter à l’émergence de nouveaux acteurs politiques,
notamment le Mrc de Maurice Kamto qui aura siphonné non seulement une bonne
partie de son establishment déçu, comme l’illustre le cas de Célestin Djamen,
mais surtout aspiré littéralement son électorat francophone, largement installé
dans le Littoral, le Centre et bien évidement l’Ouest.
Les récentes débâcles
électorales lors de la présidentielle de 2018, et des municipales et législatives
des 2020 n’ont alors été aucunement une surprise pour les observateurs avertis.
Même si le leadership de Joshua Osih a contribué à empirer les choses.
VERS
L’UPECISATION DU SDF ?
Justement l’investiture
de Joshua Osih comme candidat du Sdf lors de la présidentielle de 2018, si elle
est apparue comme un moment historique dans la vie politique du Cameroun où un
« président-fondateur » cède la place à un autre, ce d’autant plus relativement
jeune, a été l’occasion de réaliser la profondeur des mésententes qui meublent
aujourd’hui les sommets de ce parti. Mieux encore, le confinement du Sdf
aujourd’hui à une présence symbolique dans les institutions avec 3,35 % lors de
la présidentielle, 4 députés, 7 sénateurs et à peine une dizaine de mairies,
laisse penser que celui-ci sera davantage évoqué dans les années à venir plus
pour ses faits d’arme historiques, notamment dans le cadre de la lutte pour le
retour du multipartisme et l’amélioration du système électoral, que pour ses capacités
à gouverner le Cameroun un de ces quatre.
Et tout porte à croire
que la disparition de Ni John Fru Ndi, qui a déjà un certain âge, 79 ans,
donnera lieu à une véritable guerre de succession. Situation conflictuelle qui
risque fortement de déboucher sur la multiplication des officines politiques
réclamant la dénomination Sdf. Comme cela est le cas aujourd’hui avec l’Upc qui
est émiettée en de multiples factions et tendances.