Le Cameroun reste confronté à des handicaps d’ordre structurel, notamment des capacités insuffisantes de suivi et d’évaluation des politiques publiques. Par cette modeste contribution, nous souhaitons humblement combattre les idées reçues sur l’APE, en jouant le rôle d’intellectuel public tel que défini par Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008. Pour ce dernier, le rôle de l’intellectuel public consiste moins à avoir de bonnes idées – ce qui est extrêmement difficile – qu’à faire office de gendarme, éliminant les mauvaises idées et empêchant leur résurgence. Or, ces mauvaises idées et leurs défenseurs sont souvent plus nombreux que leurs équivalents vertueux.
Depuis la signature de l’APE entre le Cameroun et l’Union européenne (à 27 États), les évaluations rigoureuses de cet accord sont rares. On se contente généralement de déclarations unilatérales mettant en avant ses prétendues retombées positives. Pourtant, à l’heure où l’on s’interroge sur la capacité de l’APE à résoudre les problèmes structurels que la Convention de Lomé n’avait pu solutionner – faible productivité, non-diversification ou spécialisation inadéquate de l’économie – on entend surtout que l’APE aurait permis au Cameroun d’enregistrer une balance commerciale excédentaire avec l’UE.
Une affirmation que démentent les chiffres du commerce bilatéral entre 2010 et 2023. En effet, la balance commerciale avec l’UE était excédentaire entre 2012 et 2016, bien avant l’entrée en vigueur de l’APE. En 2021, elle affichait un déficit de 199,7 milliards de FCFA. En 2022, seule l’exportation de gaz naturel liquéfié vers l’UE, pour un montant de 285 milliards de FCFA, a permis de retrouver un excédent.
Fondamentalement, on attend d’un accord bilatéral une hausse des flux commerciaux entre les partenaires. Pourtant, entre 2016 et 2017, la valeur des échanges a chuté de 54,3 milliards de FCFA pour s’établir à 1 957,2 milliards. En 2021, elle s’élevait à 1 828,1 milliards. Malgré l’entrée du gaz naturel parmi les produits exportés, les échanges ont légèrement baissé de 2 881,9 milliards en 2022 à 2 853,4 milliards en 2023. Cette évolution erratique s’explique par la fluctuation des cours mondiaux et la concentration des exportations camerounaises sur quelques produits bruts (77,5 % en 2022 : pétrole, gaz, cacao, coton, bois). La part des exportations totales du Cameroun représente en moyenne seulement 0,06 % de la demande d’importations de l’UE sur la période 2019-2022. Quant aux produits transformés, ils en représentent moins de 0,15 %.
Pour mémoire, les APE visaient à instaurer une zone de libre-échange entre l’UE et les pays ACP, avec suppression immédiate des droits de douane sur les importations européennes de produits ACP, et suppression progressive de ces droits sur les importations européennes dans les pays ACP. Deux contreparties majeures étaient attendues : la suppression progressive des subventions agricoles européennes et une hausse significative de l’aide au développement, notamment pour moderniser les infrastructures, l’agro-industrie, l’industrie en général, et accompagner les réformes institutionnelles. Ces engagements sont restés lettre morte.
Pour encourager le Cameroun à ratifier l’accord, l’UE avait pourtant mis en place un programme de mise à niveau des entreprises camerounaises, à hauteur de plusieurs milliards de francs CFA, dans des secteurs clés (sidérurgie, textile, agroalimentaire, tourisme, BTP, électronique, cuir, etc.). Mais sur le terrain, les résultats sont décevants. La CICAM, fleuron du textile camerounais, s’est tournée davantage vers l’importation que vers la conquête du marché européen. De manière générale, l’évolution des exportations camerounaises laisse penser que la mise à niveau promise n’a pas été efficace. Cela était prévisible, compte tenu de l’absence d’avantages comparatifs dans ces secteurs, des contraintes de capacités et des barrières non tarifaires.
Autrement dit, l’APE a, dans une certaine mesure, contribué à la disparition de certaines industries locales, incapables de rivaliser avec leurs homologues européennes. Le résultat est une transformation du Cameroun en marché de consommation au profit d’entreprises étrangères, au détriment de la production locale.
L’une des principales leçons à tirer est que la mondialisation constitue une forme moderne de perpétuation des inégalités économiques. Sans une stratégie claire de développement économique et d’indépendance, le Cameroun continuera à servir de débouché aux produits manufacturés du reste du monde. Lors de la dédicace de leur livre Relations internationales contemporaines : mythes, manipulations et réalités, Daouda Fall et le Pr Michel-Cyr Djiena avaient déjà tiré la sonnette d’alarme sur la qualité des accords commerciaux signés par les pays africains – bien souvent des marchés de dupes.
Signé le 4 août 2016, l’APE reflète davantage les faiblesses du Cameroun en matière de négociation que ses besoins stratégiques. Les asymétries dans les capacités de négociation ont contribué à l’incohérence de cet accord et ont pesé négativement sur l’économie nationale. Cette ouverture réciproque a notamment affaibli les secteurs agricole et industriel, au moment même où le pays avait besoin de les renforcer.
À la lumière des résultats obtenus, l’heure est au pragmatisme : il faut rechercher des solutions originales, centrées sur les attentes des populations. De nombreux économistes plaident pour une politique économique fondée sur la préférence nationale, encourageant la consommation de produits locaux pour stimuler la production intérieure.
Notre conviction, aujourd’hui comme en 2016, est que l’APE aurait dû intégrer une libéralisation commerciale plus progressive et mieux adaptée aux réalités productives du Cameroun. Il aurait fallu des engagements clairs sur les infrastructures, un appui technique aux entreprises et une stratégie de présence sur les marchés européens. Ce volet développement aurait permis au pays de renforcer sa base industrielle et sa compétitivité, en construisant notamment les routes, ports et industries indispensables à une participation équitable à l’économie mondiale.
Par Emmanuel Yangam
Ingénieur statisticien-économiste