Ce lundi 9 septembre, vers 17h30, Mathieu Atangana, vigile dans une agence de téléphonie, se prépare à aller prendre la relève de son collègue de service. Avant cela, ce trentenaire s’arrête devant une petite échoppe de fortune au lieu-dit Mini-ferme, l’un des quartiers les plus animés de Yaoundé. Il y achète deux sachets de Bulleit (whisky en sachet) et une bouteille de Reactor, une boisson énergisante, qu’il mélange avant de consommer. « C’est un rituel pour moi qui date de deux ans aujourd’hui », révèle Mathieu avant de justifier : « cette potion me permet de rester éveiller toute la nuit ». À quelques mètres de là, une dizaine de jeunes, l’air désinvolte, sirotent leur whisky en sachet. Chacun tient entre ses doigts un sachet de plastique translucide, de marques telles que Players, Lions d’or, Vodka, Shooter, Fighter, Rhum, Gin et même Tombo. L’âge ? Entre 18 et 25 ans, difficile de le dire avec précision sous ce halo de désinvolture juvénile. Conscients des risques encourus, ils persistent à consommer ce produit, motivés par la sensation de force et de courage qu’il leur procure.
Pourquoi cette préférence ? « Les whiskies King Arthur, Players, Fighter, Bulleit ont un taux d’alcool beaucoup plus concentré qu’une bière (5%), soit de 43% dans un sachet de 60 ml. Cela signifie qu’une petite quantité de ces sachets équivaut à une consommation importante de bière », rétorque Hamidou, plus connu sous le pseudo de Woosho. « La consommation de ces boissons est un véritable danger pour la santé », alerte la Dr Djomo Kopa sur le site internet allodocteurs.africa. Le président de la Fondation camerounaise des consommateurs (Focaco) renchérit : « leur composition aléatoire et la présence de substances toxiques en font un cocktail détonnant pour l’organisme. L’interaction entre le plastique et l’alcool aggrave encore les risques. Malgré les interdictions répétées, ces produits continuent de circuler librement, mettant en péril la santé de nombreux consommateurs ». Selon lui, le véritable danger réside dans le vide juridique créé par les moratoires successifs, qui permet aux entreprises productrices d’échapper à tout contrôle. « Elles n’obtiennent pas de certificat de conformité et utilisent, entre autres, du méthanol », affirme-t-il.
LES COMMERÇANTS FACE À L’INTERDICTION
Pourtant, en septembre 2014, le gouvernement avait interdit la commercialisation de ces liqueurs, accordant aux producteurs un délai de deux ans pour liquider leurs stocks. Dix ans plus tard, ce « poison lent » continue de se vendre en toute impunité, à un prix compris entre 100 et 150 FCFA. La mesure d’interdiction n’a eu aucun impact tangible sur le terrain, le whisky en sachet étant toujours aussi facilement accessible. « Je suis vendeur, c’est mon gagne-pain. Si on veut interdire ce produit, il faudrait alors fermer les usines. Nous, on constate simplement une augmentation de l’offre, avec des prix de plus en plus bas. Dans ce contexte, il est difficile de résister à la tentation de vendre », nous confie Moussa Yaya, un des commerçants revendeurs populaires de Mini-ferme. Devant son bazar, Kabila, un autre commerçant de la place, nous renseigne que « pour un paquet contenant 20 unités, il est livré à 1700 FCFA. Chaque unité est revendue à 100 FCFA, soit un bénéfice de 300 FCFA ». En effet, depuis l’arrêté gouvernemental interdisant la vente de whisky en sachet, une série de moratoires a été accordée aux producteurs au détriment de la santé des consommateurs. Les ministres du Commerce, de la Santé publique et de l’Industrie ont signé, le 31 octobre 2022, un arrêté prolongeant de quatre ans la période transitoire accordée aux producteurs de whisky en sachet. Ces derniers doivent désormais, disent-ils, mettre en conformité leurs produits en optant pour un conditionnement en bouteilles d’ici octobre 2026.
LA PROLIFÉRATION DES BOISSONS FRELATÉES
Face aux prolongations répétées, le collectif des organisations de consommateurs du Cameroun (COC) est monté au créneau et a porté l’affaire en justice. « Nous avons attendu jusqu’en 2022, où nous avons dit : trop c’est trop ! Nous avons pris notre responsabilité en tant qu’association des consommateurs, nous avons intenté une action en justice et saisi le tribunal administratif afin de rapporter cet arrêté des trois ministres (Minsanté, Mincommerce et Minmidt, Ndlr) pour dire que nous ne voulons plus de cette prorogation de trop, car il faut que les Camerounais puissent consommer sainement. Depuis pratiquement deux ans, le dossier traîne au niveau du tribunal administratif », nous souffle Simon Kaldjob, président du COC. C’est en effet la Société camerounaise de fermentation (Fermencam), pionnière et leader dans la production de whisky en sachet au Cameroun, qui incarne la démocratisation de la consommation de whisky dans le pays, dit-on. Les emballages en sachets, accessibles à tous, ont permis à Fermencam de réaliser un chiffre d’affaires record de 12 milliards de FCFA en 2013. À cette entreprise, on peut citer entre autres la société Starming Silatchom Industries et la Star Menchum, qui se sont aussi spécialisées dans la fabrication des whiskies en sachet. Malheureusement, cette innovation a favorisé une surconsommation, transformant le whisky en sachet en un véritable problème de société au Cameroun.
D’une manière générale, l’industrie de la boisson alcoolisée est l’une des plus impactées au Cameroun. La démocratisation des whiskies en sachets a favorisé la prolifération des boissons frelatées. Cette accessibilité à coûts réduits a une inflexion sur les produits fabriqués dans des conditions régulières. Selon la Chambre camerounaise de commerce, de l’industrie, des mines et de l’artisanat, la contrebande et la contrefaçon font perdre chaque année plus de 200 milliards de FCFA à l’économie camerounaise.