Martial Ze Belinga: « la fin du CFA est un passage obligé vers une émancipation plus générale »

L’économiste, co-auteur de l’ouvrage « sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? », énonce des mesures qui devraient gouverner la création d’une nouvelle monnaie pour les pays de la zone Franc.

« La fin du CFA est un passage obligé vers une émancipation plus générale »

Une polémique a récemment éclaté au sujet d’une «dévaluation» du franc CFA, à la suite d’une opération effectuée par une banque française, BNP Paribas. Ce fait a ameuté l’opinion à travers l’Afrique et le Cameroun. Quels commentaires pouvez-vous faire de cette situation ?

D’une part les surréactions et extrapolations de rumeurs sont un peu dans l’ADN des réseaux sociaux ouverts où les interactions impliquent une quantité d’acteurs et de diffuseurs de nature et de compétence très variable. La volatilité des marchés financiers nourrit aussi paniques boursières, bulles immobilières, anticipations excessives sur les prix des actifs dont les devises font partie. La rencontre entre la finance instable et les réseaux sociaux est donc fatalement marquée par les flux informationnels plus ou moins avérés qui concourent à la vie très inégalitaire des marchés. D’autre part, concernant spécifiquement le franc CFA et sa parité à l’euro, il est évident que cette « monnaie » n’est pas crédible dans son ensemble institutionnel et dans son taux de change, et le précédent de la dévaluation de 1994 imposée de l’extérieur de façon arbitraire et quasi coloniale entretient les incertitudes les plus profondes. De plus, l’état des réserves de change de la Communauté Economique et Monétaire des Etats de l’Afrique Centrale (Cemac) a été frappé de plein fouet par la chute des cours du pétrole depuis 2014, ce qui explique les pressions à la dévaluation et aux ajustements internes (salaires, dépenses publiques) exercées par le Fonds Monétaire International (FMI). Ce contexte macroéconomique déprimé peut transformer un fait divers en affaire nationale car les mêmes causes produisant les mêmes effets, tant que le niveau des réserves ne sera pas substantiellement relevé selon les normes des institutions CFA encore en cours, la dévaluation sera une option sérieuse. Mais chacun sait que le franc CFA est davantage un actif géostratégique qu’un prix économique pur, ce qui explique qu’il ait gardé sa parité pendant 40 ans alors que la situation économique locale, régionale, continentale, mondiale changeait radicalement. A terme, la solution tiendra à une endogénéisation des monnaies africaines et à leurs processus de légitimation, seuls arguments susceptibles d’instaurer une confiance durable et toujours critique des peuples et experts vis-à-vis d’institutions monétaires qu’ils auraient choisies en connaissance de cause.

La décision de dévaluer une monnaie peut-elle être prise par une banque ?

A l’évidence non, pas une banque privée de surcroît, même si en générale certaines grandes banques sont consultées et éventuellement associées plus ou moins directement à ce genre de décision. La décision de dévaluation de 1994 avait été prise par le FMI et la France qui l’ont imposée aux chefs d’Etats africains, comme en ont témoigné plusieurs anciens chefs d’Etat. Formellement, aujourd’hui, ce sont les Comités de Politique Monétaire des banques centrales qui définissent la politique monétaire et de change. Formellement aussi, et c’est là un des énormes points aberrants du CFA, les parlements des Etats africains sont constitutionnellement compétents en matière monétaire. Pourtant, sauf erreur de ma part, qu’il s’agisse des oppositions comme des partis au pouvoir, ils ont été peu actifs dans le contrôle ou l’approbation des différentes décisions en relation avec le franc CFA. Enfin, depuis que le franc CFA est arrimé à l’euro, aucune décision ne peut être prise, qui touche aux aspects substantiels comme la parité, la nature du taux de change, etc, sans que l’Union européenne ne donne son accord. Ceci permet de souligner une caractéristique non plus coloniale mais hyper-coloniale du CFA, il a comme tuteur historique (le terme de garant est impropre) la France et depuis 1998 il a un deuxième tuteur, l’Union européenne et l’ensemble des pays utilisant l’euro. Pourtant, il n’existe aucun accord institutionnel entre les banques centrales africaines (Beac, Bceao) et la BCE ! Un ministre des finances qui aurait des difficultés et qui voudrait utiliser davantage de devises pour faire face aux besoins de l’Etat devrait en théorie obtenir l’accord de la France puis celui des trois institutions européennes concernées depuis la décision de novembre 1998, le Conseil européen, la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne. Une situation ubuesque.

En tant que spécialiste du franc CFA, les pays membres de la Zone Franc en général et le Cameroun en particulier devraient-ils craindre une dévaluation inattendue de cette monnaie ?

Tant que les pays africains n’opteront pas pour des monnaies panafricaines, c’est-à-dire souveraines et solidaires (pools africains de réserves par exemple), ils pourront toujours craindre que l’arbitraire des intérêts étrangers génère des chocs exogènes déstabilisateurs, y compris des décisions portant sur le taux de change. Par conséquent, l’essentiel réside dans la décision de passer à une nouvelle génération de politiques économiques et monétaires. Concrètement, cela signifie que le franc CFA monnaie historiquement coloniale, dans les processus décisionnels comme dans sa nature institutionnelle et intrinsèque, n’est pas approprié aux politiques africaines qui auraient le bien-être des Africains comme priorité. Je dois préciser qu’un taux change éternel et éternellement fixe pourrait aussi figer les économies dans le rôle de pourvoyeur de matières premières aux économies industrialisés sans transformation de leurs structures. En observant les stratégies menées par les pays qui, après le Japon, ont fait le plus de progrès économiques structurels dans le dernier demisiècle, Chine, Corée, Brésil, Taïwan,… la gestion active du taux de change a souvent impliqué des dépréciations ou appréciations selon les cycles conjoncturels et selon les avantages comparatifs des entreprises locales (exportations). Il est étonnant qu’une telle expérience si probante soit refusée aux Etats africains qui se labellisent « émergents » en pratiquant les politiques monétaires exactement opposées à celles menées par les pays salués pour leur impressionnant parcours vers « l’émergence économique ».

Les pays de la zone France devraient-ils in fine, envisager une sortie définitive de cette monnaie que certains qualifient d’avilissante pour les économies des Etats concernés ?

Il va sans dire que l’éternisation du franc CFA met les économies et les sociétés en situation de schizophrénie collective. Un instrument construit pour le pacte colonial, aidant à transférer les ressources africaines vers la France, puis vers l’Europe, ne peut pas servir les besoins des populations locales demandeuses d’une économie locale forte, diversifiée, sophistiquée, répondant à un accroissement démographique important. Les potentialités exceptionnelles de millions d’Africains de mieux en mieux formés et innovant au quotidien (plateformes numériques, solutions de transferts de fond, médecine, drones, artisanats productifs, …), jouissant par ailleurs d’un patrimoine millénaire de savoirs traditionnels exigent des politiques monétaires construites non pas pour préserver un taux de change favorables à l’extérieur (stockage des réserves prioritaire), mais pour alimenter les économies en crédit bon marché, économiquement et socialement efficient. On peut être surpris de la fierté affichée dans la proclamation des indépendances, de la souveraineté, et simultanément de l’abandon du contrôle monétaire à l’ancienne puissance coloniale et à l’Union européenne. Alors que tous les pays ayant appartenu à la zone franc en sont sortis automatiquement à leur accession à l’indépendance ou quelques années après, seuls les pays négro-africains observent l’anachronique exception du maintien de cet outil hors de son temps. L’Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Vietnam, le Liban, la Syrie, ont appartenu à la zone franc bien que n’ayant pas tous utilisés le franc CFA. La Mauritanie et Madagascar en sont sortis dans les années 1972 et ne le regrettent pas suivant les dires de leurs autorités monétaires. Ce qui paraissait une banalité pour tous, l’accès à la souveraineté monétaire en même temps que la proclamation de l’indépendance, est devenu le sujet de ratiocinations interminables comme si on se demandait s’il fallait laisser un enfant se mettre à marcher de lui même, ou s’il fallait surtout se poser la question de savoir quand un jour peut-être on se poserait la question de le laisser marcher plus tard. 70 ans après les indépendances… Remarquons enfin que pour les pays d’Afrique centrale anciennement colonies ou sous tutelle française, les « accords » économiques et monétaires signés en 1960 lors des indépendances reconnaissaient aux pays africains utilisant le franc CFA le droit de battre leur propre monnaie et d’avoir leurs propres banques centrales. Depuis 1998, avec la double tutelle de l’Union européenne et de la France, cet acquis des années des indépendances est littéralement enterré. Ce n’est pas exagéré de parler, plus que de la « répression monétaire » de Tchundjang Pouémi, de la « régression monétaire » EuroCFA. Quelles pourraient être à votre avis les voies de sortie pour permettre aux Etats membres de la zone Franc, de ne plus vivre avec la peur récurrente de la dévaluation de cette monnaie ?

Les principes qui devraient guider un changement de paradigme monétaire ne sont pas la peur de la dévaluation, car somme toute, même une monnaie bien gérée pourrait être ponctuellement ou stratégiquement dépréciée, dans l’optique de générer des avantages compétitifs et économiques ou d’ajuster le taux de change à une valeur correspondant à l’économie domestique. Je me limiterais à proposer quelques principes généraux qui me semblent devoir présider à l’élaboration des nouvelles générations de monnaies. J’utilise volontiers l’acronyme PTAH pour synthétiser quelques qualités souhaitables pour les espaces monétaires africains, PTAH qui se trouve être la translittération du nom du démiurge africain pharaonique PTAH, dieu des artisans, des artistes, architectes, créateur adoré de l’ancienne Memphis. Il renvoie à la nécessité d’un effort créatif dans l’intelligence et l’architecture des politiques publiques devant générer des monnaies : -Panafricaines, c’est-à-dire souveraines et solidaires. En effet différentes études montrent qu’une meilleure utilisation collective (panafricaine, bilatérale, multilatérale, régionale ou globale) des réserves pourrait permettre de financer des programmes d’infrastructures sans besoin de soutien extérieur. On observe aussi que très peu de pays africains peuvent faire face, sans coûts humains et sociaux exorbitants aux violents chocs sur les cours des matières premières. Une mutualisation même partielle permettrait de réduire ce risque et de lisser la trajectoire des investissements publics et privés. -Transformationnelles, c’est-à-dire que les critères actuels dits de convergence macroéconomique s’ils ne sont pas toujours nécessaires et vertueux (surévaluation de la cible inflationniste, règles statiques sur les déficits publics, …), sont sans effet sur la transformation structurelle des économies qui ont peu évolué depuis les années 1970, au regard du critère de la progression de la valeur ajoutée industrielle. La part des activités industrielles dans la richesse nationale des pays africains subsahariens, hors secteurs de rentes dominés par les firmes multinationales, est restée stagnante en près de 40 ans. Les prochains arrangements monétaires devraient prioriser le financement des investissements productifs locaux, le drainage d’une épargne locale vers les industries utiles, à forte employabilité et vers les services à valeur ajoutée. Ceci impliquera une articulation entre sphères monétaire, productive et formation. En effet pour devenir l’usine du monde la Chine est devenue aussi le plus grand formateur toutes sciences confondues, ce qui a rendu les financements bancaires efficients, du fait de compétences aptes à transformer les prêts bancaires en activités pérennes. – Alternatives, en ce sens que les prochains arrangements monétaires devraient intégrer des secteurs délaissés par l’économie coloniale et ses suites néocoloniales et néolibérales. Qu’il s’agisse des techniques anciennes de finance rotative (tontines, …), des métiers dits informels (artisanats, inventions locales, …) ou des nouvelles pratiques monétaires (monnaies locales, cryptomonnaies, systèmes d’échanges locaux de biens et de services, …), les systèmes monétaires à venir devraient être inclusifs et ouverts aux innovations sociofinancières bénéficiant aux populations. – Holistiques, en ce sens que la monnaie devrait intégrer les valeurs sociétales, les prescriptions culturelles, les défis environnementaux, les aspirations émancipatrices des peuples, en évitant de se refermer sur les intérêts oligarchiques de la finance locale ou globale. Il n’est pas ardu d’imaginer les effets psychologiques que des coupures de monnaies à l’effigie des Nkrumah, Um Nyobe, Lumumba, Sankara, Cheikh Anta Diop, Tchundjang Pouemi entre autres, produiraient sur l’adhésion populaire. L’exigence démocratique, participative et de transparence institutionnelle d’un tel paradigme monétaire serait nécessairement d’une qualité et d’une hauteur qu’une monnaie exogène ne pourrait approcher. Enfin le processus de changement de paradigme doit apprendre des expériences du passé, produire une pédagogie du changement et travailler à véhiculer les valeurs de co-prospérité, d’ubuntu, de probité, qui convaincront les plus réticents. La fin du CFA n’est pas un objectif en soi, mais un passage obligé vers une émancipation plus générale. Il n’y a pas de prospérité sans émancipation, il faut se souvenir que les Etats-Unis sont une ancienne colonie britannique qui s’est libérée de l’emprise de la couronne anglaise. Aujourd’hui ces deux pays y gagnent, ils entretiennent des relations culturelles, économiques et politiques intenses. Il y a donc à faire l’économie d’une vaine conflictualité car une Afrique prospère bénéficiera aux Africains, limitera les migrations anomiques et les incitations de la jeunesse à embrasser des desseins d’une violence aveugle et instrumentalisée, elle bénéficiera également au monde entier, y compris aux anciennes puissances coloniales, par la promesse d’enrichissement global qu’elle renferme.

Interview réalisée par Junior Matock (Défis Actuels)

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