Emmanuel Noubissie Ngankam : « Il faut adapter la Snd30 au contexte du Covid-19 et de la guerre Russo-ukrainienne »

L'ancien haut fonctionnaire à la Banque mondiale, convaincu que «les crises véhiculent des leçons salutaires pour l’avenir», explique pourquoi la conjoncture mondiale offre au Made in Cameroon des opportunités à saisir et comment y parvenir. De savoir si elles le seront est une autre question…

Snd30
Emmanuel Noubissie Ngankam

Pour l’économiste que vous êtes, qu’évoque le Made in Cameroon?
Dans l’acception populaire, Made in Cameroon qui renvoie à «Fabriqué au Cameroun», charrie une charge émotionnelle teintée de patriotisme. Au plan géoéconomique, cette charge est beaucoup plus dense dans ce sens qu’elle a un caractère stratégique. Cette dimension stratégique prend davantage du sens aujourd’hui plus qu’hier, dans un contexte où le Cameroun subit les affres de deux chocs exogènes. La conjonction dévastatrice de la pandémie du Covid-19 qui n’est pas encore éradiquée et l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui s’inscrit dans la durée alors même qu’elle avait au départ tous les signes d’une rapide expédition punitive. Comme le souligne une récente note du Fonds monétaire international, «l’économie mondiale vit ce qui pourrait bien être sa plus grande épreuve depuis la Seconde Guerre Mondiale». Dans un tel contexte, le Made in Cameroon est plus que le bruit du tocsin, il a une dimension programmatique et stratégique. Et puis, bien au-delà des considérations économiques, le Made in Cameroon a une portée beaucoup plus grande. J’espère que nous en parlerons.

Nous en parlerons certainement mais avant, pourriez-vous élaborer davantage? En quoi le Made in Cameroon devient-il, comme par enchantement, une préoccupation programmatique et stratégique?

Par enchantement? Non! Il est vrai que cette notion qui était sous-jacente dans les politiques publiques et les orientations économiques dans les années 70 s’est quelque peu affadie au fil des années, mais la Stratégie nationale de développement 2020-2030 (Snd30) l’a reprise à son compte en réaffirmant la nécessité «d’irradier le marché national, sous-régional et régional par les produits estampillés Made in Cameroon» (para 120). Bien plus, l’une des «trois orientations fondamentales» de la Snd30 porte sur «un mix entre import/substitution et promotion des exportations…» (para 76). Cependant, il convient de rappeler qu’au-delà des déclarations d’intention, la Snd30 a été adoptée en novembre 2019, c’est à dire avant la survenance du Covid-19, et personne ne pouvait anticiper la guerre Russo-ukrainienne. Ces deux événements ont les caractéristiques de la célèbre «théorie du cygne noir» développée par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, théorie portant sur un certain événement imprévisible qui a une faible probabilité d’advenir et qui, s’il se réalise, a des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle. Dès lors, les impacts de cette double épreuve induisent à la fois des leçons et un changement profond de paradigme dont la matrice doit être bâtie autour du Made in Cameroon.


Pensez-vous que le Cameroun ait tiré toutes les leçons de ces crises? Ces crises constituent-elles de votre point de vue, une chance, un challenge ou une opportunité?

Certes, il existe une abondante littérature et une foisonnante analyse des conséquences de ces crises tant au plan global que sur l’économie camerounaise. Mais avant de répondre très explicitement à cette question, je voudrais rappeler quelques-unes de ces conséquences. La conjonction de la pandémie du Covid-19 et de l’invasion de l’Ukraine a induit: une fragmentation géoéconomique annonçant le crépuscule de la mondialisation. Les relents de repli protectionniste observés vers la fin de l’année 2020 du fait de la pandémie ont été exacerbés par la guerre Russo-ukrainienne, poussant de nombreux pays à mettre en place des restrictions commerciales sur les denrées alimentaires, l’énergie et d’autres produits de base essentiels. On assiste dès lors à une désintégration des économies dont les effets sont dévastateurs surtout pour les pays en développement; une crise alimentaire qui n’est qu’à ses prémices. Les restrictions commerciales évoquées plus haut portent non seulement sur des denrées alimentaires mais également sur les fertilisants dont la Russie et l’Ukraine sont de grands producteurs. À titre d’illustration, au Cameroun, le sac de 50kg d’urée est passé en moins de trois mois de 15 000 environ à 45 voire 50 000 francs Cfa. Au regard des anticipations rationnelles, nous ne sommes qu’au début de la crise et l’augmentation du prix de la baguette de pain n’est qu’un épiphénomène, un signe avant-coureur d’un désastre alimentaire. Au prix que coutent les fertilisants, ce sont plusieurs campagnes agricoles qui sont compromises au regard des carences structurelles de l’agriculture camerounaise constituée essentiellement de petites exploitations familiales; une crise de l’énergie qui s’est traduite par une flambée des prix sur le marché international. Le baril de pétrole brut a tutoyé 130 dollars en mars 2022, un pic jamais atteint depuis plus de sept ans. Cette flambée de prix a généré un bonus pour les pays producteurs de pétrole, notamment le Cameroun qui vient de procéder à une modification de la loi de finances 2022 par une augmentation du budget de 5,7%. En toute logique, les prix des produits raffinés auraient dû suivre la trajectoire du cours du pétrole brut, mais au Cameroun, les autorités ont fait le choix «d’acheter la paix sociale» en maintenant les prix à la pompe inchangés, ce qui a impliqué un accroissement substantiel de 360 milliards de francs Cfa de la subvention destinée à soutenir ces prix; des tensions inflationnistes désastreuses pour le pouvoir d’achat. Les économistes disent de l’inflation qu’elle est l’impôt des pauvres. Au-delà des chiffres officiels publiés par l’Institut national de la statistique, l’observation empirique faite par les consommateurs que nous sommes tous, augure de ce que l’augmentation généralisée des prix va au-delà de la précédente crise de 2008.
Faut-il craindre le pire? un durcissement des conditions de financement. Face à la poussée inflationniste, de grandes banques centrales notamment la Fed (la banque centrale américaine), la Bce (Banque centrale européenne) et la Banque d’Angleterre ont revu leurs taux directeurs à la hausse, mettant ainsi fin à un long cycle d’argent bon marché et rendant les grandes places financières mondiales particulièrement frileuses; l’accélération du dérèglement climatique. Cette dimension, généralement peu perceptible dans l’immédiat, a des effets irrémédiables à long terme. La crise énergétique à laquelle fait face la planète induit, hélas, l’accroissement de l’exploration et de l’exploitation des énergies fossiles (principalement pétrole et gaz), responsables de l’émission du dioxyde de carbone, vecteur du réchauffement climatique. Le monde entier s’expose à ce qui pourrait s’apparenter à un feu de brousse.

Qu’en est-il des leçons tirées ou à tirer?


En effet, les leçons et le changement de paradigme sont les préoccupations de l’heure. Comme une rivière qui ne remonte pas à sa source, les crises sont certes irréversibles, mais elles offrent parfois de fabuleuses opportunités dans ce sens qu’elles véhiculent des leçons salutaires pour l’avenir. Je retiendrai quelques-unes sous-tendues explicitement par le Made in Cameroon: La crise alimentaire et les poussées inflationnistes sonnent le tocsin de l’inadéquation entre le potentiel agricole du Cameroun et les politiques mises en œuvre dans ce secteur. Il devient urgent de repenser la politique agricole nationale dans toutes ses dimensions (financement, foncier, filières, infrastructures, subventions, etc.) en s’inspirant du modèle des Exploitations agricoles de moyenne importance (Eami) développé au milieu des années 80 par le très éphémère (hélas!) ministre de l’Agriculture Jean-Baptiste Yonkeu de regrettée mémoire. L’inflation dite importée a des effets dévastateurs à court et moyen terme. Ces effets vont, entre autres, saper les bases de la productivité et partant de la compétitivité des produits agricoles. Avec les prix des fertilisants qui ont été multipliés par trois voire plus, il devient prohibitif pour la petite exploitation agricole familiale de faire de l’épandage d’engrais ou tout autre traitement phytosanitaire. Les campagnes agricoles à venir sont désormais fortement compromises, ce qui pourrait exacerber la dépendance de l’extérieur. Le spectre de l’insécurité alimentaire et de la famine est une réalité qui hante les populations les plus vulnérables des campagnes comme des villes. La déclaration de Malabo de l’Union africaine de juin 2014 avait fixé un objectif ambitieux d’éliminer la faim en Afrique avant
2025; et pour y parvenir, les États devraient consacrer au moins 10% des dépenses publiques à l’Agriculture. Le Cameroun en est très loin puis qu’il alloue (seulement) 2,2% (134 milliards de F CFA) du budget de l’État en 2022 (6 080,4 milliards) à l’Agriculture prise au sens le plus large (ministère de l’Agriculture et du Développement rural [88 milliards] et ministère de l’Élevage, des Pêches et des Industries animales [46 milliards]) Comment concilier la nécessité de stabilité macroéconomique avec les exigences sociales en contexte de crise? Tous les phénomènes du cygne noir ou tout ce qui s’y apparente mettent le gouvernement au centre des questions économiques et sociales et l’interpellent sur sa capacité à concilier la nécessité de stabilité macroéconomique avec les exigences de cohésion sociale en contexte de crise imprévisible. Ce contexte induit des choix difficiles et même parfois cornéliens au plan politique et social. Dès lors, le levier monétaire étant hors de portée, la politique budgétaire reprend toute sa place en tant que principal levier de politique économique. La programmation budgétaire devrait revenir au centre des questions économiques, notamment sa mise en cohérence avec les objectifs de la Snd30 et l’amélioration de la gestion de l’investissement public. Conçue dans un contexte spécifique, cette Snd30 demande à être revue dans ses fondements afin de l’adapter au nouveau contexte imposé au Cameroun par la pandémie du Covid-19 et la guerre Russo-ukrainienne. L’orientation fondamentale import/substitution devrait être reprécisée en mettant un accent particulier sur le Made in Cameroon et surtout la promotion des champions nationaux dans tous les secteurs. Plus que jamais, la transformation structurelle de l’économie camerounaise prend tout son sens, le défi majeur étant d’accroitre considérablement la part de l’industrie manufacturière dans le Pib (actuellement de 18% environ). Pour y parvenir, l’amélioration du climat des affaires et son corollaire qu’est l’attrait de l’investissement privé sont des passages obligés afin de faire du Cameroun «le commutateur (fournisseur d’énergie électrique), le nourricier (fournisseur des produits agroindustriels) et l’équipementier (fournisseur de biens d’équipement) de la Ceeac et du Nigeria» dont les 215 millions d’habitants sont une aubaine pour le Cameroun. En somme, le secteur privé doit être la locomotive de la Snd30. Le changement de paradigme porte également sur le futur du travail grâce au développement vertigineux du numérique. La survenance du Covid-19 et le confinement presque généralisé a accentué ce changement de paradigme en imposant le télétravail comme mode alternatif de continuation de fonctionnement des entreprises et des organisations. Le travail à distance qui allie à la fois flexibilité, efficacité, productivité et harmonie familiale, est au cœur du futur du travail. Pour s’arrimer à la nouvelle donne, le Cameroun doit accélérer le développement du numérique en améliorant et en démocratisant l’accès à internet dont le coût reste encore très élevé et la qualité relativement médiocre. La fibre optique dont Camtel a le monopole est pourtant un atout. Je m’en voudrais si je n’évoquais pas la question monétaire notamment le francs Cfa qui charrie une certaine polémique au regard de la rhétorique portée par une nouvelle classe de panafricanistes adeptes du changement radical sur la base d’arguments dont certains sont fondés. Cependant, la crise actuelle et son corollaire qu’est la forte poussée inflationniste planétaire devrait amener à être plus circonspect sur la tendance à vouloir jeter l’eau du bain avec le bébé. Qu’aurait été le niveau d’inflation dans les pays de la Zone Franc (dont le Cameroun) si ces pays n’avaient pas la stabilité monétaire induite par les mécanismes régissant la Zone Franc? La question mérite d’être posée et la leçon retenue. À titre d’illustration, en mai 2022, l’inflation était d’environ 30% au Ghana et le taux directeur de la Banque centrale à 19%. No comment!
Pour revenir à notre préoccupation centrale, le Made in Cameroon doit être au cœur de la réflexion et des actions induites par la vulnérabilité du Cameroun aux chocs exogènes.


Le contexte, on le sait, est marqué d’une part par la mise en œuvre de la Snd30, et d’autre part la conduite encadrée des accords avec le Fmi adossés sur des instruments tels que la Facilité élargie de crédit et le Mécanisme élargi de crédit 2021-2024. Le Cameroun a-t-il les coudées franches pour le pilotage d’une politique économique endogène?

Dès lors qu’un pays est sous programme avec le Fmi, l’élaboration et la mise en œuvre de ses politiques publiques se font sous étroite surveillance des partenaires techniques et financiers. Ne nous voilons pas la face: dans un tel contexte, le pays n’a plus les coudées franches. Les programmes du Fmi s’accompagnent (d’un peu) de ressources financières à taux réduit. Bien plus, ils ont des aspects vertueux dans ce sens qu’ils incitent à plus de discipline, notamment budgétaire et monétaire. Cependant, certaines conditionnalités déguisées sous le vocable lénifiant de «repères structurels et actions prioritaires» devraient être âprement négociées par le pays bénéficiaire afin d’éviter une immixtion dans des problèmes qui peuvent et doivent être résolus localement sans intervention extérieure. En ce qui concerne le Cameroun, je note par exemple que l’un des repères structurels du programme en cours est «le renforcement du format de consultation entre les secteurs public et privé en intégrant des groupes thématiques avec au moins des rencontres semestrielles en vue de suivre la mise en œuvre des recommandations du Cameroon Business Forum». Avions-nous besoin d’une injonction du Fmi pour mettre de l’ordre dans le dialogue entre les secteurs public et privé qui sont deux partenaires aux intérêts a priori convergents? Autre exemple, «Finaliser et publier les textes d’application de la loi 2016/017 du 14 décembre 2016 portant code minier». D’où vient-il que l’on ait attendu que le Fmi exige les textes d’application d’une loi adoptée il y a six ans? Le Cameroun a certainement besoin du partenariat du Fmi qui dispose d’une expertise avérée, mais pas pour des peccadilles qui peuvent se gérer de manière endogène si nous étions un peu plus disciplinés.


Au début de notre entretien, vous avez indiqué que le Made in Cameroon a une portée plus grande que la sphère économique.


Tout à fait. Le Made in Cameroon n’est pas qu’économique. Il est également culturel, sportif, scientifique, des domaines qui ont porté l’aura du Cameroun au firmament du monde. Quel pays africain peut se targuer d’être au confluent des talents de Manu Dibango, Richard Bona, Francis Bebey, Armand Sabal-Lecco, Etienne Mbappe, Jean Dikoto Mandengue, Roger Milla, Samuel Eto’o, Joel Embiid, Achille Mbembe, Calixthe Beyala, Hemley Boum, Djaïli Amadou Amal, Ernest Simo, John Nkengasong, Vera Songwe, Jacques Bonjawo, Joseph Tchuindjang Pouemi, Sirry Alang, Jules Ngankam et bien d’autres? C’est cela aussi le Made in Cameroon, peut-être la dimension la moins magnifiée. Que dire de nos savoirs patrimoniaux dans le domaine de la médecine récemment mis en exergue par Mgr Samuel Kleda dans le cadre de la lutte contre le Covid-19! Le Cameroun est si riche et si diversifié. Mais alors comment transformer le potentiel en sources de croissance et d’amélioration du bien-être de l’immense majorité de la population? C’est cela la finalité du Made in Cameroon.

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