Dialogue Public-Privé : sortir de l’impasse

Emmanuel Noubissie Ngankam, Analyste Economique, Ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale

Longtemps considérée comme creuset de dynamisation de l’économie, la concertation entre le gouvernement et le secteur privé est plongée dans un sommeil profond ; un état de léthargie et de torpeur aux conséquences dévastatrices.

Sous l’impulsion de la Société Fi nancière Internationale (IFC), filiale du groupe de la Banque mondiale, le gouvernement camerounais a créé en 2006 le Cameroon Business Forum (CBF), une instance de dialogue secteur public-secteur privé en vue de l’amélioration du climat des affaires.

Né sur les cendres du Comité Interministériel Elargi au Secteur Privé dont il devait corriger les insuffisances, le CBF calqué sur le modèle vietnamien, est de venu opérationnel en 2009. Ses géniteurs lui ont fixé pour objectifs :

• Promouvoir un dialogue public-privé efficient ;

• Lever les obstacles liés au monde des affaires, en appliquant les réformes adoptées en vue d’encourager le secteur productif ;

• Accélérer l’élaboration des réformes qui amélioreraient le climat des investissements et le rang du Cameroun dans le classement du rapport Doing Business ou autre agence de notation ;

• Favoriser le développement des investissements locaux et étrangers au Cameroun.

Douze ans après sa première édition qui s’est tenue en février 2010, il est difficile de faire une évaluation de l’atteinte des objectifs du CBF tant les indicateurs des dits objectifs n’ont pas été clairement dé finis en dehors du ranking du rapport Doing Business. Si en 2009, année de base, le Cameroun occupait le 167ème rang sur 181, cette position est restée figée puisque dans le dernier rapport Doing Business publié en 2020, le Cameroun est classé… 167ème sur 190 au-delà des divers changements de méthodologie et l’augmentation du nombre de pays évalués. Bien plus, en 2016 le Cameroun a effectué une véritable plongée en se classant 172ème. C’est dire que le CBF, malgré l’accompagne ment technique de IFC est loin, très loin d’avoir atteint son objectif majeur.

Le Cameroon Business Forum, à défaut d’être mort, est dans un Etat Comateux

 Mais au-delà de l’évaluation de ses objectifs, il est affligeant de constater que le CBF, à défaut d’être mort, est dans un état comateux puisque le Groupement Interpatronal du Cameroun (Gicam), principale représentation du secteur privé, a décliné l’invitation à lui adressée par le Premier Ministre pour prendre part à la 12ème session de la rencontre annuelle prévue le 15 décembre 2021. La conséquence de cette défection a été l’annulation pure et simple de ladite édition. Faisant un constat de l’inefficience du CBF, le Gicam va plus loin en suggérant la création d’un nouveau cadre per manent de concertation de haut niveau entre l’Etat et le secteur privé en l’occurrence le Cameroon Business Council

(CBC) qui serait une instance bipartite présidée par le Premier ministre et dont le président du Gicam serait le Vice-président. Le CBC aurait pour missions le renforcement du dialogue entre l’Etat, le secteur privé et les investisseurs, afin d’identifier et de lever les blocages de toutes sortes, qui entachent et rendent dissuasif voire répressif l’environnement des affaires ou freinent l’investissement privé au Cameroun. Le CBC serait doté de trois organes : le conseil de concertation, le comité technique et le secrétariat permanent.

Depuis que le Gicam a de fait « renversé la table », la concertation entre l’Etat et le secteur privé est devenue velléitaire et le mur d’incompréhension et de suspicion entre les deux entités s’est épaissi au point où le FMI a cru devoir s’en mêler, révélant ainsi l’incapacité (pour ne pas en dire plus), des camerounais à résoudre par eux-mêmes leurs divergences sur une question aussi vitale qu’est la redynamisation du secteur privé pourtant au cœur des politiques publiques notamment de la Stratégie Nationale de Développement 2030 (SND30).

Quelle est la signifiance du corset imposé par le FMI pour que le gouvernement et le secteur privé camerounais consentent à se concerter.

 En effet, le 29 juillet 2021, le Cameroun s’est engagé dans un programme avec le FMI, programme soutenu par deux accords triennaux au titre de la Facilité Elargie de Crédit (FEC) et du Mécanisme Elargi de Crédit (MEDC). Ces accords sont sous-tendus par des conditionnalités joliment habillées sous le vocable de « repères structurels ». De par l’une de ces conditionnalités le gouvernement s’est engagé à « renforcer le format de concertation entre les secteurs public et privé en intégrant des groupes thématiques avec des réunions au moins tous les six mois pour suivre la mise en œuvre des recommandations du Cameroon Business Forum ». Lors des revues périodiques du programme par les équipes du FMI, le gouvernement doit justifier de la mise en œuvre de chacune des conditionnalités. Dans le cas d’espèce, lors de la revue du programme triennal qui a eu lieu en juin 2022, la mission du FMI a reçu les assurances de ce que le premier groupe thématique réunissant des représentants du gouvernement et du secteur privé s’est tenu en mars 2022. Mais au-delà de cette « case cochée » dans le cadre de la mise en œuvre du programme sous la surveillance du FMI, quelles sont les avancées notables du développement du secteur privé ? Bien plus, quelle est la signifiance du corset imposé par le FMI pour que le Gouvernement et le secteur privé camerounais consentent à se concerter ?

D’aucuns retorqueraient que le fil du dialogue n’est pas rompu. A la vérité, il ne le sera jamais, les intérêts des deux entités étant ontologiquement liés. Ce pendant les attitudes de chacune des entités confinent au monologue. Or deux monologues ne font pas un dia logue et le séjour du Directeur Général des Impôts (DGI) à Douala du 13 au 16 septembre 2022 en est une parfaite il lustration. Certes la rencontre avec le Gicam a permis de briser la glace tant les dissensions entre les deux parties avaient atteint la cote de l’inimitié. On se souvient de la lettre du 16 janvier 2020 par laquelle le président du Gicam a informé le président de la République de la « rupture consommée des relations entre le Directeur Général des Impôts et les entreprises ». Pas moins ! Cependant, au-delà des chaleureuses poignées de mains et des photos de circonstance du 14 septembre dernier, chacun est resté campé sur ses positions notamment en ce qui concerne le minimum de perception correspondant à 2% du chiffre d’affaires des entreprises dont le Gicam a fait un casus belli et le DGI un acquis non négociable.

Et puis, faut-il le relever, la visite du DGI à Douala a été certes une formidable opération de communication, mais elle se situait dans le cadre de la préparation de la loi de finances 2023 en ce qui concerne ses aspects fiscaux et la mobilisation des ressources intérieures de l’Etat. Bien plus, le DGI à lui tout seul n’incarne pas le gouvernement et le dia logue entre les secteurs public et privé ne saurait se limiter, malgré tout, aux questions fiscales.

Et pourtant, la préparation de la loi de finances 2023 aurait pu et dû être une opportunité de réamorçage de la pompe du dialogue au plus haut niveau, ce qui aurait eu le mérite de gommer la perception selon laquelle les entreprises ne sont pas que des CON-TRI-BUA-BLES, dont le seul rôle est (justement) de contribuer au financement du budget de l’Etat. Cette perception malheureuse ment entretenue par certains démembrements de l’Etat est d’autant fausse que les comptes nationaux publiés par l’Institut National de la Statistique (INS) révèlent qu’en 2021 la Formation Brut du Capital Fixe (FBCF) qui en somme constitue le volume des investissements au Cameroun, a été réalisée à 78% par le secteur privé (3.722,9 milliards de F CFA sur un total de 4.736 milliards). Bien plus, quand on sait que la politique budgétaire est le seul instrument de politique économique sur lequel l’Etat du Cameroun a prise (les politiques monétaire et commerciale étant hors de portée), la préparation de la loi de finances aurait dû être au cœur du dialogue public-privé afin de partager avec les créateurs de richesses non seulement les attentes en termes de recettes fiscales mais également les enjeux de l’efficacité de la dépense publique dont le secteur privé est le principal tributaire. D’ailleurs, la circulaire présidentielle du 23 août relative à la préparation du budget de l’Etat pour l’exercice 2023 rappelle à son paragraphe 25 « qu’un accent sera mis sur l’optimisation de la mobilisation des recettes non pétrolières, ainsi que sur la maîtrise et l’amélioration de l’efficacité des dépenses publiques ». Cette circulaire en son paragraphe 19 réitère « l’orientation de la commande publique en bien et services vers la production locale… », « le renforcement de l’accompagnement des entreprises investissant dans les filières prioritaires de la SND30, notamment l’agroalimentaire », « l’accélération de la politique d’import-substitution… », toutes choses qui de manière explicite, mettent le secteur privé au cœur des orientations budgétaires de l’Etat. D’où l’impérieuse nécessité d’un dialogue ouvert entre le gouvernement et ce secteur privé-là qui crée de la valeur ajoutée.

Une révision de la SND30 s’impose avec la participation du secteur privé, principal moteur de la croissance.

Au-delà de la préparation du budget de l’exercice 2023, la révision de la SND30 s’impose comme un impératif catégorique au regard des grandes mutations et des chocs exogènes qu’a subi l’économie camerounaise au cours de ces deux dernières années notamment la pandémie du Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par le Russie. Un tel exercice offrirait une opportunité de concertation avec le secteur privé sans lequel les principaux piliers de la SND30 notamment, la transformation structurelle de l’économie, la promotion de l’emploi et de l’insertion économique, ou encore l’orientation stratégique relative à la politique d’import-substitution (par ailleurs fortement questionnable), ne seraient que des incantations. Faut-il le rappeler, la transformation structurelle de l’économie qui est le pilier central réfère explicitement à « une démarche et des actions qui seraient implémentées pour parvenir à un accroissement substantiel de la part du secteur secondaire (industrie) et la diversification de l’économie ». Il est loisible de constater que pratique ment tous les objectifs de la SND30 appel lent à une contribution du secteur privé qui en toute logique devrait être consulté à dé faut d’être associé à la détermination des prérequis de l’atteinte des dits objectifs.

C’est dire que même si le fil du dialogue n’est pas rompu, il est fermement tendu et les relations entre les secteurs public et privé au Cameroun sont fortement empreintes de défiance, ce qui n’est pas de nature à attirer et à rassurer les investisseurs particulièrement dans un contexte d’incertitude politique et sécuritaire marqué par des défis multiformes dont l’une des conséquences est une zone grise marquée par un manque de lisibilité et de visibilité, même à court terme.

Un tel contexte, plutôt que d’exacerber les egos et la défiance, devrait être davantage propice à la recherche des solutions devant permettre la mobilisation de toutes les énergies. Il est à cet effet impérieux de sortir de l’impasse dans lequel s’est enlisé le dialogue Publi-Privé, le gouvernement, responsable du devenir de la communauté, devant en prendre l’initiative afin de permettre au secteur privé de jouer pleinement son rôle de principal moteur de la croissance.

Par Emmanuel Noubissie Ngankam, Analyste Economique, Ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale

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