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Yaoundé-Kribi : la route où l’on compte les trous et les milliards perdus

Le 14 août 2025, Kribi accueillait le lancement de la caravane sur l’accélération de l’inclusion financière, initiée par le ministère des Finances. Une occasion qui m’offrait un prétexte tout trouvé pour rejoindre la cité balnéaire. Mais au-delà de la mission professionnelle, c’est surtout la route qui allait devenir le fil rouge de mon voyage. Un itinéraire dont les aspérités racontent, mieux que n’importe quel discours, l’état réel des infrastructures camerounaises.

Départ de Yaoundé en fin d’après-midi, à 16h30 précises, depuis la gare routière de Mvan. A l’agence de voyages Transcam, « VIP complet », m’annonce-t-on au guichet. Je me rabats donc sur un bus standard, direction la côte. L’option la plus courte – passer par Ebolowa et Akom 2 – est vite écartée. La route promise en 2011 par le président Paul Biya lors du Comice agropastoral d’Ebolowa n’a toujours pas vu le jour. Ce détour s’avérerait impraticable. Reste donc la Nationale 3 jusqu’à Édéa, puis la Nationale 7 vers Kribi. À l’intérieur, les passagers prennent place avec leurs sacs, vivres, et casques audio vissés sur les oreilles. Les discussions se font discrètes. Peut-être savent-ils déjà ce qui nous attend.

Sortir de Yaoundé ne prend pas longtemps. Mais rapidement, la route se transforme. Le tronçon Yaoundé-Édéa, qui fait partie de l’axe vital reliant la capitale politique à Douala, n’a plus rien de la vitrine qu’un pays en route vers l’« émergence » aimerait montrer. « Champ de mines », l’expression me traverse l’esprit à chaque cahot. Les nids de poule, profonds et alignés comme les impacts d’un bombardement, obligent le conducteur à ralentir ou à slalomer. Parfois, l’évitement est impossible. Le bus s’engouffre dans un trou puis, un autre, et encore un autre, dans une sorte de valse rythmée, ou le partenaire est le dossier d’un siège auquel s’agrippe fortement chaque passager.

Plus de deux heures plus tard, halte à Pouma, dans la Sanaga-Maritime. L’aire de repos et ses échoppes neuves, offrent toilettes, brochettes, grillades, alcools et boissons chaudes, sous un ciel qui nous arrose de fines goutes de pluie. C’est ici que la route se rappelle qu’elle est aussi un lieu de théâtre. En effet, plus loin, un incident inattendu nous cloue sur place. Un automobiliste bloque la circulation, garé en travers de la route, accusant un camion de lui avoir endommagé son véhicule. Il refuse de bouger tant qu’un constat n’est pas établi. Au téléphone, il réclame la venue d’un tiers pour « assister » la scène. Les phares des véhicules forment un théâtre improvisé dans ce coin perdu, jusqu’à ce qu’il se décide, enfin, à libérer la voie. Résultat, il est déjà plus de 22h quand nous atteignons Édéa. Le plus dur est pourtant à venir.

LA NATIONALE 7 : DU NID DE POULE AU CRATÈRE

Le tronçon Édéa-Kribi – 110,05 km officiellement – est une expérience en soi. Ici, le mot « nid de poule » ne suffit plus. Il s’agit de véritables cratères, capables de faire tanguer un autocar de plus quarante places comme une chaloupe sur une mère agitée. Parfois, le conducteur marque un temps d’arrêt, observant l’obstacle comme un joueur d’échecs jauge une position difficile. Quand il se décide à passer, l’inclinaison du bus est telle que les passagers sursautent, agrippant leur siège.

À l’arrière, un groupe d’Ivoiriens, embarqués à Yaoundé, commente bruyamment la situation. « C’est ça la route pour une ville touristique ? » lance l’un. Son voisin renchérit, puis tous deux se rabattent sur leur dialecte, ponctué de rires sonores, en découvrant que certains les écoutent. Peut-être un réflexe de prudence.

 A Nomayos, un contrôle mixte police-gendarmerie avait tenté de leur soutirer quelques billets, malgré des papiers en règle. Ont-ils cédé ? Mystère, mais l’un d’eux pestait encore : « Quel type de gendarme on met comme ça en route ! » Ils descendent avant Kribi, à environ 35 kilomètres. Le bus poursuit son avancée au ralenti. Minuit quarante-cinq : nous arrivons enfin.

 UN AXE STRATÉGIQUE EN LAMBEAUX  

Cette route n’est pas seulement l’accès privilégié aux plages et aux hôtels de Kribi, c’est un corridor économique vital. Le port autonome de Kribi, devenu un hub régional, dépend largement de cet axe pour l’acheminement des marchandises. Pourtant, son état est un frein majeur à la fluidité et à la sécurité du trafic. Conscients de la situation, les pouvoirs publics ont multiplié les interventions d’urgence. En septembre 2024, le ministère des Travaux publics a attribué à l’entreprise camerounaise Somaf un marché de 3,5 milliards de FCFA pour traiter en urgence les points critiques de la Nationale 7. « Dès vendredi 13 septembre, il faudra attaquer avec la grave concassée 0/31,5 compacté », a prescrit le Mintp.

Objectif, rendre la circulation praticable en attendant la réhabilitation complète. Ce n’était pas la première fois. En janvier 2022, l’entreprise française Razel avait déjà mené un chantier d’entretien sur 105 km pour près de 2 milliards de FCFA. En deux ans, l’État aura dépensé environ 5,2 milliards pour maintenir cette route en vie. Une rustine sur un pneu usé jusqu’à la corde.

LE GRAND CHANTIER EN ATTENTE

Pourtant, un projet de réhabilitation est bel et bien sur les rails… du moins sur le papier. Le 24 février 2025, le ministre des Travaux publics, Emmanuel Nganou Djoumessi, a lancé un appel d’offres international pour sélectionner les entreprises qui reconstruiront la route. Les offres devaient être déposées au plus tard le 30 avril 2025. Pas d’envoi électronique : les candidats doivent déposer physiquement leur dossier, accompagné d’une garantie d’un milliard de FCFA pour le lot 1 (Carrefour Édéa/Kribi – Pont de Bivouba, 57 km) ou de 1,35 milliard pour le lot 2 (Pont de Bivouba – Kribi, 53,05 km, incluant un échangeur au carrefour de l’autoroute Kribi-Lolabé). Les critères sont stricts. Expérience avérée dans les chaussées au Béton bitumineux à module élevé (BBME) avec géogrilles de renforcement, capacité technique à recycler et réutiliser les couches existantes. Chaque lot doit être exécuté en 24 mois.

UN PROJET AUX FINANCEMENTS FRACTIONNÉS

 La réhabilitation de l’axe Édéa-Kribi s’inscrit dans le cadre du projet d’aménagement des routes de désenclavement de la zone industrielle et portuaire de Kribi (Parzik). Coût global : 141,27 milliards de FCFA (215,69 millions d’euros). Déjà, une première tranche de 114 millions d’euros (74,7 milliards de FCFA) est acquise.

La seconde, environ 26 milliards de FCFA (39,629 millions d’euros), attend encore d’être décaissée. Le 14 janvier 2025, le président Paul Biya a signé un décret autorisant le ministre de l’Économie, Alamine Ousmane Mey, à signer un accord de prêt avec la Banque africaine de développement (BAD) pour cette tranche, approuvée par le Conseil d’administration de la BAD… depuis le 22 juin 2022. Quatre ans après l’annonce du projet, la patience reste de mise. Le Programme d’investissement prioritaire 2024 mentionne un démarrage en 2023, mais le chantier n’a toujours pas commencé.

 LE RETOUR : MÊME COMBAT

Après deux jours à Kribi pour suivre la caravane du Minfi, il est temps de rentrer. Cette fois, un bus affrété spécialement nous ramène. L’ambiance est plus animée. Discussions, éclats de rire, partages de photos. Mais la route, elle, reste la même. Les files interminables de camions près de la station de pesage, les ralentissements forcés, les cratères évités de justesse… autant d’obstacles qui retardent notre arrivée à Yaoundé à plus d’une heure du matin, pour un départ peu après 19h. Ce voyage, au-delà des kilomètres avalés, est un condensé des contradictions camerounaises.

Des ambitions de hub maritime et touristique, un port moderne flambant neuf, mais desservi par une route qui oblige les autocars à « réfléchir » avant chaque trou. En attendant les 141 milliards de FCFA promis pour la réhabilitation, l’État colmate à coups de milliards chaque saison des pluies. Au fond, cette route raconte une histoire que connaissent bien les voyageurs d’Afrique centrale, celle d’infrastructures essentielles, usées avant même d’être remplacées, et dont la réparation tarde, faute d’un alignement parfait entre financement, procédures et volonté politique.

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