À la veille du scrutin présidentiel, les scènes observées dans les marchés et supermarchés du pays traduisaient à elles seules l’état d’esprit d’une population sur le qui-vive. Vendredi et samedi, les allées du Marché Central de Yaoundé et des grandes surfaces de Douala, Garoua ou Bertoua ont été prises d’assaut par des ménages venus faire des provisions. Riz, pâtes, boîtes de conserve, huile et savon disparaissaient des rayons à une vitesse fulgurante.
Sur les motos et pick-up bondés, des sacs de vivres s’empilaient en équilibre précaire. « On ne sait jamais ce qui peut arriver après les élections, » confiait Véronique, commerçante à Mvog-Mbi, les bras chargés de sacs de farine. « On préfère s’approvisionner avant dimanche, au cas où il y aurait des troubles ou que les routes soient bloquées. ». Un autre client, croisé à Douala, abondait : « Ce n’est pas de la peur, mais de la prudence. Après 2018, on a appris à ne plus être pris au dépourvu. » Cette fièvre d’achat en dit long sur le climat d’inquiétude qui a précédé le vote du 12 octobre. Depuis plusieurs jours, les Camerounais vivaient au rythme d’une campagne électrique, ponctuée d’incidents, d’accusations de manipulation et d’une escalade verbale entre camps rivaux.

DÉNONCIATIONS TOUS AZIMUTS
La tension s’était déjà invitée dans la campagne électorale. Le Parti camerounais pour la réconciliation nationale (PCRN) de Cabral Libii avait dénoncé, dès le 8 octobre, l’arrachage d’une banderole à Ebome (Kribi) et l’interdiction d’un meeting à Mbeka’a. Dans un communiqué signé de son président communal, Bruce Mahailet, le parti affirmait que « des individus se réclamant du RDPC » avaient bloqué l’accès au village, instaurant « un climat d’intimidation ». La directrice de campagne du PCRN, Anne Féconde Noah, avait elle-même condamné « l’utilisation non autorisée de l’image » de son candidat sur une affiche d’un autre camp, y voyant « un procédé paternaliste » et une atteinte à l’éthique politique. Sur sa page Facebook, Cabral Libii avait réagi avec virulence. « Si le RDPC n’arrête pas ses chiens enragés, il sera tenu responsable de la violence généralisée. » Le député du Nyong-et-Kellé promettait désormais de répondre « coup pour coup ».
Le SDF de Joshua Osih n’a pas été épargné. Le parti social-démocrate dénonçait des arrestations arbitraires de militants et la destruction systématique de ses affiches, notamment dans le Sud-Ouest, toujours secoué par la crise anglophone. « Nos militants sont traqués comme des criminels », regrettait un cadre du parti, accusant les autorités locales de « fausser la compétition ». C’est dans ce contexte que, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) a publié, le 11 octobre à Yaoundé, un communiqué énergique. Dans ce texte officiel, le parti au pouvoir dénonce avec véhémence « une vaste escroquerie politique » consistant, selon lui, en la diffusion de « faux résultats » par certaines plateformes. Le RDPC affirme « ne préparer aucune fraude électorale », revendique d’être « le seul parti actif sur les 360 communes » et met en avant son maillage territorial comme gage de légitimité. Le communiqué appelle ses militants à « récuser massivement cette grave imposture communicationnelle » et rappelle que les résultats légaux relèvent du Conseil constitutionnel, invitant les Camerounais à attendre la parole de cette juridiction.

Sans doute une réponse à Issa Tchiroma Bakary, dont les meetings rassemblaient des foules importantes et qui n’a cessé d’afficher une rhétorique enflammée : « Si le peuple souverain m’accorde ses suffrages, je défendrai dès le soir du 12 octobre, même si c’est au prix du sang », avait-il lancé à ses partisans — des mots qui ont mis les autorités sur le qui-vive. Dans un autre communiqué daté du 11 octobre, adressé au Ministre de l’Administration territoriale et aux forces de l’ordre, le candidat a qualifié de « inacceptables » les menaces publiques visant à l’empêcher d’annoncer « la vérité des urnes » au soir du 12 octobre.
Il y réaffirme le droit à la parole du peuple et la légalité des publications de tendances issues du dépouillement — citant l’article 113 du code électoral — et appelle policiers, gendarmes et militaires à refuser « tout ordre illégal » visant à intimider ou empêcher les électeurs d’exprimer leur choix. Il annonce par ailleurs la mise en place d’équipes de scrutateurs, d’un dispositif juridique et d’une chaîne de transmission destinés à collecter et publier les procès-verbaux, prévenant que toute irrégularité sera combattue « juridiquement et pacifiquement ». Sa lettre, ferme et solennelle, a été perçue comme un contrepoids direct aux menaces proférées par les autorités.
À Yaoundé, le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, avait lui-même donné le ton de la riposte. Le 10 octobre, il avertissait que toute « proclamation unilatérale des résultats » serait assimilée à un acte de « haute trahison » et promettait des mesures de rétorsion sévères à l’encontre de ceux qui tenteraient de s’autoproclamer vainqueurs. Ce face-à-face verbal entre le pouvoir et certains candidats a contribué à élever le degré d’alerte. En effet, sur la toile, plusieurs lanceurs d’alertes ont relayé des dénonciations de compatriotes qui disent avoir débusqué des irrégularités diverses : des morts qui figurent encore sur des listes électorales, des inscrits dont les noms se retrouvent dans une autre ville, un électeur accusé d’avoir glissé plusieurs enveloppes dans l’urne.
Sur les réseaux sociaux, des témoignages anonymes et vidéos amateurs relaient plusieurs allégations de tricherie et de violences. Le Minat Atanga Nji a affirmé avoir démantelé un réseau utilisant plus de 300 téléphones pour diffuser de faux résultats et alimenter de fausses accusations de fraude. Il a également annoncé la mise en garde contre une « plateforme de recensement frauduleux » prétendant compiler des résultats parallèles.
DÉPLOIEMENT SÉCURITAIRE ET AFFLUENCE AUX BUREAUX DE VOTE
Dans la nuit qui a précédé le 12 octobre, un important dispositif sécuritaire a été déployé : patrouilles mixtes et présence visible des forces de l’ordre autour des bureaux de vote. À Garoua, Maroua et Ngaoundéré, la circulation était étroitement surveillée ; à Yaoundé, les principaux carrefours restaient sous l’œil des forces de l’ordre. Ces mesures, destinées officiellement à prévenir les débordements, ont été interprétées par certains comme une manière de dissuasion.
Pourtant, dès l’aube du dimanche 12 octobre, les électeurs ont commencé à affluer vers les bureaux de vote. À Melen, à Bonamoussadi ou à Garoua 2e, des files se formaient dans le calme, sous le regard vigilant des forces de sécurité. « Nous voulons juste voter et rentrer chez nous sans histoire, » murmurait un retraité, tenant sa carte d’identité dans la main. Une autre électrice, à Douala, se disait « soulagée » de voir le processus commencer, « même si l’on sent bien que la peur est là ». Au moment où Défis Actuels mettait sous presse, les opérations de vote se poursuivaient encore dans plusieurs localités, dans un climat mêlé d’attente et d’appréhension.