Depuis plusieurs mois, une même interrogation revient dans les cercles économiques, technologiques et politiques : où en est réellement le programme spatial du Cameroun ? Baptisé CAMSPACE, ce projet, présenté comme structurant pour la souveraineté numérique et territoriale du pays, semble avoir disparu des radars officiels. Projet gelé ? Mirage technologique ? Ou chantier stratégique ralenti par les pesanteurs administratives ? Pour répondre à ces questions, nous avons conduit une enquête approfondie, en croisant des documents techniques et administratifs et discours officiels avec des éléments issus des travaux du cabinet d’étude international mandaté par l’État camerounais.
Ce que révèle cette investigation est plus nuancé que les rumeurs : CAMSPACE n’est ni mort, ni achevé. Il avance, mais à bas bruit, prisonnier d’un enchevêtrement institutionnel qui en brouille la lecture publique. Un projet que l’on croit récent, mais qui plonge ses racines dans l’histoire Contrairement à une idée largement répandue, CAMSPACE n’est pas une lubie technocratique apparue subitement en 2023.
Le Cameroun entretient une relation ancienne avec le spatial. Dès les années 1960, le pays adhère à INTELSAT et installe ses premières stations terriennes. Dans les années 2000, CAMTEL gère une partie du segment spatial national, mais dans une logique de simple exploitation, sans réelle maîtrise souveraine ni stratégie intégrée. Le véritable tournant politique intervient à partir de 2015.
Sur instruction du Premier ministre, le MINPOSTEL est chargé d’explorer des solutions satellitaires pour répondre à des problématiques concrètes : déforestation, braconnage, inondations récurrentes, fracture numérique. Entre 2015 et 2020, le dossier s’épaissit : études de préfaisabilité, résolutions du CIABAF, validations gouvernementales successives. Peu à peu, un consensus se dessine : le Cameroun ne peut plus dépendre exclusivement de capacités spatiales étrangères pour gérer son territoire et son économie numérique.
C’EST AINSI QUE NAÎT, FORMELLEMENT, LE PROGRAMME SPATIAL NATIONAL CAMSPACE
Le 14 février 2023 marque une étape décisive avec le lancement d’un Appel à Manifestation d’Intérêt international. Trois groupements sont présélectionnés. Le 13 octobre 2023, le marché est attribué au groupement EUROCONSULT – INTEGC – DIGIGLOBE pour un montant de 2,012 milliards FCFA TTC. Le 4 décembre 2023, l’ordre de service est notifié. À cet instant précis, CAMSPACE quitte le registre des intentions politiques pour entrer dans celui de l’ingénierie concrète.
CAMSPACE, BIEN PLUS QU’UN SATELLITE
L’un des malentendus majeurs autour du programme tient à sa perception. CAMSPACE n’est pas l’achat ponctuel d’un satellite, encore moins un gadget technologique. Il s’agit d’un programme structuré, architectural, reposant sur deux piliers indissociables. Le premier est spatial : satellites d’observation et de télécommunications, positionnés sur différentes orbites selon les usages. Le second – et le plus stratégique – est terrestre. C’est là que se joue la véritable souveraineté.
Les documents analysés détaillent une architecture nationale ambitieuse : création d’une Agence spatiale camerounaise, mise en place d’un Centre des techniques spatiales dédié à la télédétection et à la surveillance environnementale, développement d’un Centre d’intégration pouvant accueillir à terme l’assemblage ou les tests de nanosatellites, sans oublier un Centre d’exploitation des télécommunications spatiales et un Centre de développement des applications. Autrement dit, CAMSPACE vise à doter le Cameroun d’un écosystème complet, capable non seulement d’utiliser l’espace, mais d’en maîtriser les usages, les données et la valeur économique.
UN ENJEU ÉCONOMIQUE ET STRATÉGIQUE SOUS-ESTIMÉ
Pourquoi un tel investissement ? L’enquête menée au MINPOSTEL montre que les bénéfices attendus dépassent largement la symbolique de « mettre un satellite en orbite ». L’agriculture figure en première ligne : suivi des cultures, gestion intelligente de l’irrigation, anticipation des pertes liées aux aléas climatiques. Viennent ensuite la sécurité alimentaire, la surveillance environnementale, la gestion des catastrophes naturelles, la sécurité et la défense, notamment le contrôle des frontières et de la Zone économique exclusive.
Le volet télécommunications est tout aussi stratégique. Chaque année, le Cameroun dépense des sommes considérables pour louer des capacités satellitaires à l’étranger. CAMSPACE ambitionne de réduire cette dépendance et de rapatrier une partie de la valeur ajoutée sur le territoire national, tout en stimulant un écosystème d’innovation autour des données géospatiales, de l’intelligence artificielle et de la climat-tech. L’espace, loin d’être abstrait, irrigue déjà le quotidien : météo, GPS, connectivité rurale, agriculture intelligente. CAMSPACE entend structurer et nationaliser ces usages.
DES CHIFFRES QUI PARLENT D’EUX-MÊMES
L’étude conduite par le cabinet international, sur la base d’entretiens avec 35 administrations et structures publiques et privées, dresse une cartographie des besoins impressionnante. En télécommunications satellitaires, les besoins identifiés concernent 15 000 villages à connecter, 23 000 écoles primaires dont 14 000 en zones rurales, 4 400 collèges et lycées, 6 000 structures de santé, sans compter des centaines de sites étatiques nécessitant des liaisons sécurisées. En observation de la Terre, les enjeux sont tout aussi massifs : 4 600 kilomètres de frontières à surveiller, 16 500 km² de ZEE à contrôler, 475 000 km² de territoire à cartographier, 30 000 km² de terres agricoles à suivre, plus de 100 000 kilomètres de routes.
Ces chiffres révèlent une évidence brute : sans capacités spatiales, le Cameroun gère son territoire à l’aveugle.
UN PROJET PLUS AVANCÉ QU’IL N’Y PARAÎT
Contrairement à l’impression de blocage, l’enquête montre que CAMSPACE a déjà franchi plusieurs jalons clés. Le cadrage global du projet est finalisé. Les études institutionnelles, techniques, économiques et comparatives sont achevées. L’Évaluation environnementale stratégique et sociale, exigée pour un projet de cette envergure, est finalisée et en cours de validation auprès du ministère compétent.
L’Avant-Projet Sommaire, qui analyse les différents scénarios techniques, est engagé à environ 20 %. Ces livrables existent. Ils sont documentés. Ils invalident l’hypothèse d’un projet fantôme.
LE VRAI NŒUD DU PROBLÈME : L’ARGENT ET LA RÉFORME DU FST
Pourquoi alors cette impression d’arrêt ? Les documents consultés sont formels : les difficultés ne sont ni techniques, ni conceptuelles. Elles sont administratives et financières. La restructuration du Fonds spécial des télécommunications (FST), transféré hors du périmètre du MINPOSTEL, a suspendu les mécanismes d’engagement et de paiement. Résultat : des retards significatifs dans le règlement des décomptes, ralentissant mécaniquement l’exécution de l’étude. Cette situation a alimenté les soupçons d’abandon, alors même que les équipes techniques sont restées mobilisées et que les travaux demeurent scientifiquement valides.
LE SILENCE, ENNEMI DU PROJET
À ce blocage financier s’ajoute un autre facteur, plus politique : la faiblesse de la communication institutionnelle. Alors que des étapes importantes sont franchies, l’information publique s’est tarie. Le vide a laissé place aux spéculations : projet englouti, ambition démesurée, chimère technologique. Notre enquête montre pourtant une réalité plus complexe : CAMSPACE est un projet stratégique, techniquement solide, administrativement ralenti, et politiquement sous-communiqué.
La question n’est donc pas de savoir si le Cameroun peut se doter d’un programme spatial. Il l’a déjà engagé. La vraie interrogation est désormais celle-ci : l’État camerounais saura-t-il lever les blocages institutionnels et assumer publiquement ce choix stratégique ? L’espace, qu’on le veuille ou non, est devenu un enjeu de souveraineté. Et le Cameroun y a déjà mis un pied. Reste à savoir s’il décidera d’y entrer pleinement.







