« Survivre à un Parent Toxique et Violent » n’est pas seulement un support narratif destiné au divertissement. Cette bande dessinée est un outil de plaidoyer public, mobilisé pour traiter les violences intrafamiliales. Carine Bahanag, autrice franco-camerounaise utilise ce support pour sensibiliser les politiques publiques et les dispositifs d’accompagnement peinent encore à rendre accessibles au plus grand nombre. L’ouvrage de Carine Bahanag, artiste féministe explore les mécanismes de survie d’une enfant confrontée à un parent violent, en combinant un récit autobiographique, un dessin expressif et un usage assumé de l’humour noir.
Le récit met en scène une enfant simplement appelée « la petite fille ». L’absence de prénom n’est pas une figure stylistique mais un choix de mise à distance. Selon l’autrice, ce personnage représente la condition universelle des enfants victimes, et renvoie aussi à un phénomène fréquemment observé dans les parcours traumatiques : la dépersonnalisation ou la déréalisation. Ces termes désignent un mode de perception altéré dans lequel l’individu ne se sent plus pleinement réel. En retraçant ces états sans vocabulaire psychologique, l’ouvrage rend perceptible une réalité souvent invisible dans les débats publics : l’impact émotionnel et cognitif des violences sur la construction identitaire de l’enfant.
Ce choix narratif s’accompagne d’une orientation visuelle précise. La petite fille est noire, inscrite dans un environnement africain, un ancrage assumé par l’autrice. Le concept artistique a été développé par Nade en 2022, puis transcrit en illustration par Karamba Dramé. L’univers graphique privilégie une atmosphère oscillant entre malaise, tension et respiration humoristique. Cette esthétique soutient l’objectif central du livre : permettre aux lecteurs de saisir le décalage entre les stratégies d’adaptation que développent les enfants victimes et la manière dont la société interprète ces comportements une fois à l’âge adulte.
Carine Bahanag explique avoir longtemps été perçue comme une personne « forte », « capable » et fonctionnelle. Ce regard social valorisant les performances des survivants occulte souvent la souffrance, l’épuisement et les mécanismes de survie qui s’installent durablement. L’autrice évoque deux épisodes de burn-out comme moments de rupture qui lui ont révélé le coût émotionnel d’un rôle intériorisé depuis l’enfance. Elle relie cette expérience au silence collectif qui entoure souvent les violences intrafamiliales : une société qui peine à entendre la détresse des victimes mais applaudit la résilience observée après coup.
Dans ce contexte, la forme choisie pour le livre — une parodie de manuel de développement personnel — devient un outil de critique sociale. Le format « how to », habituellement utilisé pour présenter des solutions rapides et individualisées, est ici détourné pour montrer l’absurdité d’un système où la responsabilité de la « guérison » repose sur l’enfant ou l’adulte victime, plutôt que sur les institutions, les familles ou les politiques de protection. Le parent violent est d’ailleurs désigné uniquement par l’acronyme « PTV » (Parent Toxique et Violent), une manière de représenter un comportement plutôt qu’une personne singulière. Cette approche facilite l’intégration de l’ouvrage dans des contextes éducatifs ou thérapeutiques où la personnalisation excessive d’un cas peut freiner la discussion.
La dimension pédagogique se retrouve dans la manière dont les stratégies de survie sont présentées. La petite fille invente, détourne, imagine et rationalise pour échapper à la terreur que lui inspire son père. Ces mécanismes sont reproduits de façon volontairement exagérée pour rendre visibles des réactions souvent méconnues : hypervigilance, retrait, créativité défensive, suradaptation. L’humour noir fonctionne comme une médiation émotionnelle, permettant de décrire des situations douloureuses sans les édulcorer et sans imposer une charge trop frontale aux lecteurs.
Dans un contexte international où les programmes de prévention cherchent à développer des supports adaptés à des environnements scolaires, médicaux ou communautaires, cette bande dessinée apporte un matériau exploitable. Sa forme illustrée permet une lecture individuelle ou collective ; ses ressorts narratifs facilitent l’identification sans exposition traumatique ; son angle critique ouvre la voie à des échanges sur la responsabilité sociale face aux violences. L’ouvrage ne prétend pas résoudre un problème d’ampleur mondiale, mais il contribue à lever le tabou qui entoure les violences intrafamiliales et à réduire la stigmatisation qui touche les victimes devenues adultes.
« Survivre à un Parent Toxique et Violent » s’insère ainsi dans une dynamique globale où la culture, les arts visuels et les récits graphiques participent à la sensibilisation. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) rappelle que près d’un milliard d’enfants âgés de 2 à 17 ans subissent chaque année des violences physiques, émotionnelles, des négligences ou d’autres formes de maltraitance. Ce volume massif, associé à un tabou persistant dans de nombreux pays, renforce la nécessité d’outils de sensibilisation capables d’atteindre des publics divers, notamment les adolescents, les parents, les enseignants, les travailleurs sociaux et les acteurs de la santé mentale. La BD de Carine Bahanag s’inscrit dans ce registre : un matériau accessible, narratif et visuel, qui permet d’aborder une problématique difficile sans jargon technique ni exposition traumatisante.







