Lorsque la Société sucrière du Cameroun (Sosucam) écrit le 13 novembre 2025 au ministre du Commerce, Luc Magloire Mbarga Atangana, pour annoncer solennellement le début de la campagne sucrière 2025-2026, elle n’oublie pas d’énumérer les raisons qui devraient, à ses yeux, convaincre le gouvernement et les opérateurs économiques de s’en tenir à la production locale. « Dans un contexte particulièrement exigeant, nos équipes sont pleinement mobilisées pour broyer le maximum de cannes disponibles et atteindre le tonnage de sucre le plus élevé possible, en fonction des rendements agricoles et industriels observés.
À cet effet, 8 000 travailleurs seront mobilisés tout au long de cette campagne, auxquels s’ajoutent 1 500 sous-traitants et prestataires », peut-on lire dans sa correspondance. Dans le même courrier, la Sosucam soutient que « les stocks déjà présents sur le territoire et estimés à plus de 100 000 tonnes – issus à la fois des opérations de la Raffinerie installée à Douala (potentiel de 70 000 tonnes d’ici le 31 décembre 2025) et des stocks de sucre importé pour la vente aux ménages et la production des agglomérés locaux (30 000 tonnes) – garantissent une disponibilité suffisante de sucre sur le marché, comme le confirme l’UPRASC (Interprofession de la filière sucre) ».
Le 14 novembre 2025, Luc Magloire Mbarga Atangana a adressé une lettre aux opérateurs de la filière sucre pour leur « bonne information et leurs réactions éventuelles ». Dans ce document, le membre du gouvernement rappelle que l’entreprise dit être « en mesure de couvrir les besoins du marché national, sans qu’il soit besoin de recourir aux importations ». Il cite même la phrase la plus forte de Sosucam, selon laquelle des importations auraient pour effet « d’aggraver la dérégulation du marché, de fragiliser la production nationale et de menacer la valeur ajoutée locale ».
Vraisemblablement, il s’agit pour l’État de prendre le pouls du marché avant de trancher. Dans l’éventualité où la balance pencherait vers la suppression des importations, la Sosucam a déjà une idée des premières actions que devrait mener le gouvernement pour que cette mesure ait un impact immédiat. Elle les lui suggère d’ailleurs dans sa correspondance du 13 novembre. « Cette nouvelle campagne intervient dans un environnement international difficile, où les grands pays producteurs – notamment le Brésil et l’Inde – subventionnent fortement leur industrie sucrière, y compris à l’exportation.
Ces politiques conduisent à des prix artificiellement bas sur le marché mondial, inférieurs aux coûts réels de production, et alimentent des velléités récurrentes de demandes d’importation sur notre territoire national », écrit l’entreprise.
À cela s’ajoute « la situation préoccupante des sucres initialement destinés au Tchad, actuellement stockés de manière prolongée sur le territoire camerounais (Douala et Ngaoundéré) en raison du relèvement récent de la taxation douanière dans ce pays. Cette contrainte limite désormais les possibilités de mise à la consommation au Tchad et fait peser un risque réel de déversement de ces sucres sur le marché national ».
DES PROMESSES D’AUTOSUFFISANCE CONTREDITES PAR LES FAITS RÉCENTS
Ce n’est pas la première fois que la Sosucam sollicite le gouvernement pour verrouiller les frontières au sucre étranger. L’épisode de mai 2018 reste encore dans les esprits. Sous la pression du même industriel, le secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, transmettait au ministre du Commerce « les hautes instructions du chef de l’État prescrivant de suspendre, jusqu’à nouvel avis, les autorisations d’importation du sucre ».
À l’époque, l’industriel menaçait tout simplement de fermer. Ses entrepôts de Mbandjock et Nkoteng débordaient, disait-il, de stocks de réserves de « plus de 45 000 tonnes », tandis que « 40 000 tonnes » supplémentaires déferlaient sur le marché via les importations et la contrebande durant les trois premiers mois de 2018. Cette année-là, et même l’année suivante, aucune perturbation majeure dans l’approvisionnement du marché national en sucre n’avait été signalée.
Pourtant, les faits récents montrent qu’une suspension des importations n’est pas un remède magique. En 2023 comme en 2024, les promesses répétées d’autosuffisance n’ont pas empêché les pénuries. Le Cameroun a dû recourir, malgré lui, à des cargaisons extérieures que l’exécutif avait pourtant tenté de dissuader. D’après l’Institut national de la statistique, 224 003 tonnes ont été importées en 2023 pour 82,67 milliards de FCFA.
L’année suivante, 105 400 tonnes supplémentaires ont été importées entre janvier et juin 2024 pour 42,8 milliards de FCFA, selon le ministère des Finances. Cela malgré l’annonce, en décembre 2023, d’un stock disponible de 142 000 tonnes, qui, couplé à la production en cours, devait couvrir l’ensemble de l’année. Résultat : étals vides, livraisons interrompues et envolée des prix.
UNE INDUSTRIE STRUCTURELLEMENT FRAGILE
Ces épisodes successifs disent beaucoup de la fragilité des équilibres autour du sucre au Cameroun. Ils renvoient aussi aux limites structurelles de l’opérateur dominant. En 2024, Sosucam annonçait plus de 90 000 tonnes de production. Mais la production réelle a oscillé cette année-là entre 70 000 et 85 000 tonnes, d’après les chiffres évoqués par ses dirigeants. Sur le plan financier, la trajectoire est tout aussi préoccupante : 15 milliards de FCFA de pertes en 2023, puis environ 22 milliards un an plus tard.
Le contraste est saisissant dès qu’on le rapporte à la demande nationale, estimée à 300 000 tonnes par an. Le quasi-monopole de Sosucam, sa capacité d’investissement limitée, et un plan de redressement qui ne vise que 130 000 tonnes à l’horizon 2027, se heurtent frontalement à l’objectif politique d’autosuffisance. D’où la question centrale derrière la lettre du 13 novembre 2025 : le pays est-il réellement en mesure de se passer des importations pour la campagne 2025-2026 ? Cette fois-ci, l’entreprise assure que oui.
Elle écrit sans ambiguïté que « la situation actuelle du marché camerounais ne justifie nullement de nouvelles importations », affirmant être en mesure de couvrir l’ensemble des besoins nationaux. Mais l’expérience des années récentes laisse dubitatif. La décision qui s’annonce pour 2025- 2026 est donc particulièrement sensible. Le ministre du Commerce a d’ailleurs sollicité les « réactions éventuelles » des opérateurs, signe que le gouvernement avance avec prudence et ne souhaite ni revivre le scénario de 2018, ni répéter celui de 2024.





