Eclairage : La délégation de signature, qu’en est-il exactement ?

L’actualité camerounaise de ces derniers jours a été marquée par une forte controverse autour de la délégation permanente de signature accordée par le président de la république, Paul Biya, au Ministre d’Etat, secrétaire général de la présidence de la République Ferdinand Ngoh Ngoh.

Comme d’habitude, tout est parti d’une banale publication dans les réseaux, et la situation est devenue presqu’incontrôlable. Chacun y allant de ses interprétations et davantage de ses supputations, à propos de ces dispositions légales. Et bienvenue la confusion générale.

Même le très grand Achille Mbembe n’y a pas échappé en voyant en celle-ci « une succession de gré à gré, de père en fils, ou d’époux à épouse, le tout derrière un haut fonctionnaire masqué ».

Mais à y voir de près il s’agit d’une très grosse méprise dans l’opinion publique, l’émotion l’ayant emporté sur la raison.

La délégation de signature différente de la délégation de pouvoir   

De manière générale, et comme le précise le Dictionnaire constitutionnel, la délégation est l’acte par lequel le titulaire d’une compétence (délégant) en transfère l’exercice à une autre autorité (délégataire).

La délégation de pouvoir dessaisit le délégant qui ne peut plus exercer sa compétence tant que dure la délégation et, étant accordée ès qualité, reste en vigueur malgré les changements de personnel affectant le délégataire ou le délégant. En revanche, la délégation de signature ne dessaisit pas le délégant qui conserve donc une compétence parallèle à celle du délégataire, et celui-ci est désigné intuitu personae de telle sorte que la délégation, accordée sous la surveillance et la responsabilité du délégant, devient caduque à chaque mouvement personnel.

Ainsi, alors que dans le cadre d’une délégation de pouvoir, les actes du délégataire lui sont imputés et prennent la nature formelle et le rang hiérarchique des actes de celui-ci (la décision prise par un préfet en vertu de la délégation de pouvoir d’un ministre est un arrêté préfectoral), dans le cadre de la délégation de signature, au contraire, les décisions du délégataire sont imputées au délégant et prennent donc la forme et la des actes de celui-ci (la décision d’un secrétaire général à la présidence prise en vertu d’une délégation de signature est un décret présidentiel). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les actes des délégataires de signature sont toujours de la mention ‘’Pour le…. Et par ordre ….’’.

A titre illustratif, au Cameroun le premier ministre bénéficie d’une délégation de pouvoir de nomination aux emplois civils et qui reste en vigueur quel qu’en soit le premier ministre. Pendant ce temps, à chaque remaniement ministériel, le SG/PR doit se voir signer une nouvelle délégation permanente de signature.

Une pratique aussi vielle que le Cameroun

A la faveur de la controverse à propos de la délégation permanente de signature accordée à Ferdinand Ngoh Ngoh, l’on a vu déferler sur la place publique une foultitude des décrets accordants des délégations permanentes de signatures aux différents secrétaires généraux de la présidence de la république depuis l’ère Ahidjo. Il en est ainsi par exemple du décret n°73-328 et n°73-329 du 25 juin 1973 accordant la délégation permanente de signature à Paul Biya ; du décret n°75/533 du 17 juillet 1975 pour Samuel Eboua ; du décret n°85-1199 du 30 aout 1985 pour ce qui est de Ferdinand Léopold Oyono.

Il est à noter que les trois derniers prédécesseurs de Ferdinand Ngoh Ngoh à savoir, Marafa Hamidou Yaya, Jean Marie Atangana Mebara et Laurent Esso ont aussi chacun bénéficié d’une délégation permanente de signature du temps où ils occupaient le même poste, à travers respectivement les décrets n°97/220 du 11 décembre 1997, n°2002/222 du 30 aout 2002 et n°2006-371 du 25 septembre 2006.

D’ailleurs, le même Ferdinand Ngoh Ngoh bénéficiait déjà d’une délégation permanente de signature depuis 2011 par le truchement du décret n°2011/422 du 14 décembre 2011.

Une pratique universelle et légale

Il convient de préciser que le secrétaire général de la présidence de la république est le principal assistant du président de la République sur la base du décret de 1998 portant réorganisation de la présidence de la république qui dispose en son article 3 que celui-ci « assiste le président de la république dans l’accomplissement de sa mission ». Une notion qui a fait son apparition pour la première fois dans le décret du 16 mai 1988 portant réorganisation de la présidence de la république.

Mieux encore, le même décret de 1998 dispose que le secrétaire général de la présidence de la république « reçoit du président de la république toutes les directives relatives à la définition de la politique de la Nation ».

Dans l’optique de l’accomplissement de ces missions, ainsi que des siennes propres, le secrétaire général de la présidence de la république bénéficie alors systématiquement d’une délégation de signature du président de la république, comme le précise le décret  le décret n°2011/408 du 09 décembre 2011 portant organisation du Gouvernement en son article 3, « (1) Le Secrétaire Général assiste le Président de la République dans l’accomplissement de sa mission. A ce titre :  – il reçoit du Président de la République toutes directives relatives à la définition de la politique de la Nation ;- il suit l’exécution des décisions prises par le Président de la République ;      – il coordonne l’action des Administrations rattachées à la Présidence de la République ainsi que précisées aux articles 5 et 37 du présent décret ; – il instruit les dossiers que lui confie le Président de la République et suit l’exécution des instructions données ; – il soumet à la signature du Président de la République les projets d’actes de toute nature émanant, soit des Services du Premier Ministre, soit des Administrations rattachées à la Présidence de la République ; – il assure la mise en forme, en liaison avec le Secrétaire Général des Services du Premier Ministre ou des Ministres concernés, des projets de loi à soumettre à l’Assemblée Nationale et au Sénat ; – il assure la préparation des correspondances présidentielles relatives au dépôt des projets de loi sur les bureaux de l’Assemblée Nationale et du Sénat, du Conseil Economique et Social en ce qui concerne les demandes d’avis ou d’étude sur des projets de textes à caractère économique et social, ainsi que du Contrôle Supérieur de l’Etat ; – il veille à la réalisation des programmes d’action approuvés par le Président de la République et impartis aux Chefs de départements ministériels et aux Services relevant de la Présidence de la République ; – il prépare les conseils ministériels, en liaison avec le Secrétaire Général des Services du Premier Ministre, les conseils restreints, les conseils et commissions présidés par le Président de la République ; – il assure l’enregistrement des actes réglementaires signés et des lois promulguées par le Président de la République, ainsi que leur publication au Journal Officiel ; – il assure la tenue et la conservation des archives législatives et réglementaires ; – il exerce le rôle de conseil juridique de la Présidence de la République et des Administrations rattachées. (2) Dans l’exercice de ses attributions, le Secrétaire Général reçoit une délégation de signature. ». 

Cette disposition réglementaire tire son fondement de la constitution qui est son article 10 (2) dispose que « Le Président de la République peut déléguer certains de ses pouvoirs au Premier Ministre, aux autres membres du Gouvernement et à certains hauts responsables de l’administration de l’État, dans le cadre de leurs attributions respectives. ».       

Comme il en découle de la lecture de cet article de la constitution, le secrétaire général de la présidence de la république n’est pas le seul à bénéficier d’une délégation de signature. En effet, cette pratique est nécessaire voire indispensable dans la haute administration du fait d’une excessive concentration des compétences, au point où, comme le dit Olivier Duhamel et Yves Meny dans le Dictionnaire constitutionnel, « il n’est guère d’autorité administrative qui ne soit habilitée à déléguer ses compétences ».

C’est ainsi que tous les secrétaires généraux de ministères et autres directeurs reçoivent délégations de signatures de leurs hiérarchies lors de leur prise de fonction. En guise d’illustration, l’article 53 du décret 98/028 du 19 janvier 1993 en son article 59 dispose que «  le secrétaire général suit, sous l’autorité du Recteur, l’instruction des affaires de l’Université et à cet effet reçoit les délégations de signatures nécessaires ». 

Mieux encore, la délégation de signature accordée à Ferdinand Ngoh Ngoh, comme l’exige la jurisprudence en la matière est limitée en des domaines bien précis à savoir : les pièces et les correspondances relatives aux affaires courantes ; l’intégration, l’abaissement de classe, de grade ou de révocation ainsi que la mise à la retraite des fonctionnaires de la sureté nationale ; la nomination jusqu’aux fonctions de directeurs adjoints à la présidence de la république ; la publication au journal officiel lorsqu’elle requiert l’intervention préalable d’une décision présidentielle l’ordonnant.

Mais loin d’être une originalité camerounaise, la délégation de signature est une pratique usuelle, notamment dans le système francophone. Aussi, à la lecture du journal officiel français l’on tombe régulièrement sur des actes du président français portant délégation de signature comme l’atteste l’arrêté du président Emmanuel Macron du 18 septembre 2018 portant délégation de signature à Alexis Kohler secrétaire général de la présidence de la république française.

Pas besoin de large diffusion

Ce qui semble-t-il aurait choqué bon nombre de Camerounais est la ‘’clandestinité de l’acte’’ de délégation de signature. Mais cela trahit une forte ignorance des pratiques en matière de publicité des actes administratifs et réglementaires.

Ainsi, les actes règlementaires individuels tels que les décrets et arrêtés concernant une personne en particulier ne sont pas obligatoirement publiés dans les médias. Pour être légaux, il leur suffit d’être inséré au journal officiel et d’être notifié à l’intéressé. C’est notamment souvent le cas des avancements dans l’armée et la police.

Quid de la permanence et de la discrimination des dossiers ?

L’autre aspect de l’acte qui a fait gloser à propos du décret n°2019/043 du 05 février 2019 accordant délégation permanente de signature à Ferdinand Ngoh Ngoh, est justement sa permanence. Or, à vrai dire délégation permanente de signature est un pléonasme dans le mesure où celle-ci est toujours illimitée dans le temps et dure généralement le temps de l’exercice de la fonction par le délégataire, que l’on soit au Cameroun ou ailleurs. Par conséquent, une délégation de signature est toujours permanente.

En outre, certains observateurs ont été interloqués par la lecture de l’article 3 de ce décret qui dispose que « Dans le cadre de cette délégation permanente de signature, Monsieur Ngoh  Ngoh Ferdinand, discriminera lui-même les affaires qu’il estime opportun à réserver à la signature du président ». Il s’agit là d’une modalité pratique.

En effet, le président de la république délègue sa signature pour être libéré d’un ensemble de tâches routinières, eu égard à l’immensité de ses attributions et de ses activités. Il serait alors incongru que le secrétaire général de la présidence délégataire de signature vient encore soumettre à son attention le moindre acte dans les domaines où il a reçu délégation de compétence. La délégation ne servirait alors à rien.

Cependant, celle-ci est une haute marque de confiance car elle laisse une marge de manœuvre assez importante au SG/PR.

Ce qui pose souvent problème

C’est l’abus de cette haute confiance qui serait à la source des tourments des SG/PR dont trois anciens sont passés par la case prison. En effet, bon nombre des SG/PR ont souvent tendance à confondre délégation de signature et délégation de pouvoir. Ainsi, ils en usent et en abusent, se considérant comme de président- bis, affublés du titre de « vice-Dieu ».

Pire encore, bon nombre d’entre eux useraient de cela à des fins de corruption et de concussion, comme il a été démontré lors des différentes affaires Titus Edzoa.

Par Moussa Njoya, Politologue (in Défis Actuels N°386 du 13-05-2019)

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